L’entretien peut être regardé sur le site internet de la Simons Foundation. Il a eu lieu en 2011, dans cet Olympe académique qu’est l’Institute for Advanced Study de Princeton. On y voit deviser avec un autre membre de l’Institut un dieu vivant des mathématiques. Je veux dire, sans idolâtrie, que Pierre Deligne vit les mathématiques avec une intensité qui nous est difficile à concevoir lorsqu’on pénètre le cosmos mathématique en simple mortel.
Je retrouve en visionnant cet entretien les frissons qui me parcouraient à la lecture du livre publié vingt ans plus tôt par le photographe Marian Schmidt, Hommes de Sciences, aux éditions Hermann. Au chapitre Deligne, texte et photo dégageaient la même limpidité radieuse. « Je préfère avoir moins de besoins plutôt que de perdre mon temps à essayer de les satisfaire. Quand je regarde autour de moi, il me semble qu’il y a tant de choses inutiles ! […] Ce qui m’a d’abord séduit dans les mathématiques, c’est que j’y trouvais enfin des certitudes, sans le flou qui règne partout ailleurs. »
A la sortie de ce livre, je n’avais pas encore embrassé le métier de mathématicien, pas même approché ceux qui s’y adonnaient et m’apparaissaient tout nimbés de mystère. Je me délectais du témoignage de cet élève d’Alexandre Grothendieck : « Quand je fais des mathématiques, je ne cherche jamais à savoir si l’objet de ma recherche est lié ou non au monde extérieur : pour moi, la réalité, c’est ce qui se passe dans ma tête, et c’est pour cette raison que l’on peut en parler en toute certitude. […] J’ai beaucoup de respect pour les mathématiques appliquées, mais c’est trop difficile pour moi. Je ne sais faire des mathématiques que lorsque les choses sont très simples, et je passe toujours beaucoup de temps à essayer de les simplifier encore dans mon esprit. » A vrai dire, je me suis aventuré dans d’autres directions de recherche et mon entendement des contributions de Deligne n’est guère plus avancé aujourd’hui qu’hier. Mais l’émerveillement que m’insuffle son portrait est intact.
Les mathématiques « ne doivent pas se justifier autrement que par leur beauté. […] Je travaille d’abord pour moi, pour le plaisir de découvrir des choses et c’est agréable si d’autres, en me décernant des prix montrent qu’ils apprécient ce que je fais », déclarait-il au grand quotidien de sa patrie, La Libre Belgique. On croirait entendre le divin Apollon droit sorti de la page d’un cahier de Paul Valéry. C’était avant que son palmarès hors pair culmine avec le prix Abel 2013 (inspiré du prix Nobel), après la médaille Fields en 1978 (réservée aux moins de 40 ans), le prix Crafoord en 1988 (aux quatre disciplines complémentaires de celles du Nobel) et le prix Wolf en mathématiques en 2008 (supplanté par la création du prix Abel il y a dix ans).
Deligne fut recruté à 26 ans à l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHÉS). Cet établissement privé avait été fondé à Bures-sur-Yvette, près de Paris, sur le modèle de l’Institute for Advanced Study dont il est membre depuis 1984. Du 14 mars au 18 avril 2013, il y retourne faire un cours d’arithmétique et géométrie algébrique intitulé Systèmes locaux l-adiques sur une variété sur un corps fini. Il en donne ce résumé laconique sur internet en référence à une conférence en l’honneur de Gérard Laumon réunie neuf mois plus tôt à l’Université Paris-Sud : « Ce sera une version amplifiée de mon exposé pour Laumon (dimension un), plus peut-être un rapport sur ce qu’a fait Drinfeld (dimension supérieure). »