Le redoutable « À quoi ça sert ? »

Tribune libre
Publié le 1 février 2009

L’utilité – ou non – de ses recherches est une question récurrente qui revient régulièrement tourmenter plus d’un matheux, soit parce qu’il se la pose lui-même, soit parce qu’on la lui pose. Cette question est particulièrement redoutable lorsque sa spécialité semble déconnectée à jamais de toute application pratique, comme par exemple la géométrie arithmétique. Je relate ici de mémoire une courte scène typique qui s’est passée il y a quelques années, parmi les nombreuses conversations où j’ai dû essayer, tant bien que mal, de justifier mon activité d’arithméticien p-adicien.

Je plante le décor : un superbe mariage dans une île des rivages de la France métropolitaine, un beau samedi soir de juillet. Musique douce, toilettes et costumes soignés, jolies tables rondes, petits pains chauds qui attendent dans leurs serviettes pliées au milieu des orchidées et des photophores d’être dégustés avec le tournedos de canard aux épices. Ma voisine de gauche est une charmante demoiselle (mon épouse est à ma droite) et la conversation, inévitablement, en vient à « qui fait quoi » autour de la table. Ma voisine me demande quel est mon métier :

MOI – Je suis chercheur en arithmétique.

ELLE – Ah, mais c’est très intéressant !

(On est poli lors d’un mariage.)

ELLE – Mais c’est quoi exactement l’arithmétique, vous pourriez m’expliquer vos recherches ?

MOI – Et bien, il y a plusieurs aspects. Disons que, très grossièrement, j’essaie de comprendre certains gros espaces, appelés espaces de cohomologie, sur lesquels deux sortes de groupes agissent, des groupes dits de Galois, et des groupes dits linéaires, et j’essaie de comprendre les relations, très riches, entre leurs deux actions sur ces même gros espaces.

Silence.

ELLE – Heu, des groupes vous dites ?

MOI – Oui, des groupes. Un groupe est une des plus anciennes structures mathématiques et une des plus fondamentales aussi. Par exemple il y a le groupe des entiers relatifs, ou alors le groupe formé de toutes les manières de permuter les éléments d’un ensemble fini. Mais mes groupes et mes espaces à moi ne sont pas n’importe quoi. Ils ont en plus une topologie p-adique.

Re-silence.

MOI – Peut-être avez-vous entendu parler des nombres p-adiques si p est un nombre premier ?

ELLE – Ben, non.

MOI – Ce sont des développements formels en base p que l’on « prolonge » jusqu’à l’infini.

S’ensuit une explication confuse de ma part pour donner des exemples concrets d’entiers p-adiques.

MOI – Ce qui est amusant avec les nombres p-adiques, et très différent des nombres usuels, est que deux nombres sont très proches si leur différence est divisible par une grosse puissance de p. Bon, et bien mes groupes comme mes espaces ont une « structure p-adique », c’est-à-dire sont fabriqués à partir de groupes finis un peu comme on fabrique les entiers p-adiques à partir des nombres finis classiques, comme je viens de vous l’expliquer. Et cela fait toute leur richesse car…

Petit soupir à ma gauche.

ELLE – Houlà, et bien, j’espère qu’avec ça, vous arrivez encore à dormir la nuit !

(Très juste remarque au passage…)

À ce moment de la conversation, une petite pause dînatoire devient nécessaire. Puis je sens que ma chère voisine frémit. Elle a quelque chose à me dire, le temps de finir d’avaler. Et je sais parfaitement la question qu’elle va me poser, je la vois littéralement éclore sur ses lèvres avant qu’elle n’ouvre la bouche.

ELLE – Mais voyons, tout ça, à quoi ça sert ?

Bien entendu, je n’en étais pas à mon premier « à quoi ça sert ? ». En blasé à qui on ne la fait plus, je réponds :

MOI – Il ne faut pas raisonner en termes d’utilité. Je ne me pose pas vraiment la question si ce que je fais est utile, en tout cas ce n’est absolument pas ma motivation. Non, ce que je cherche est à élargir le champ de la connaissance en explorant des domaines des mathématiques qui n’ont jamais été défrichés. En trouvant de nouvelles conjectures profondes, de nouveaux théorèmes. Et je ne suis pas le seul, toute une communauté de par le monde fait comme moi, même au sein d’universités dans des pays particulièrement « pragmatiques », comme les Etats-Unis, ou dans des pays qui ne croulent pas sous les capitaux, comme l’Inde. De toute façon, juger les choses en fonction de leur utilité est très subjectif. Qu’est-ce qui est vraiment utile ou pas autour de nous ? S’il s’agit uniquement de vivre biologiquement, on pourrait se passer de bien des choses si on réfléchit…

Elle me sourit.

ELLE – Je vois, c’est un peu comme l’art en quelque sorte, vous êtes un peu artiste.

Je n’en espérais pas tant !

MOI – Oui, tout à fait ! Les mathématiques par bien des aspects peuvent se voir comme une activité créatrice artistique, sans perdre bien sûr la rigueur scientifique.

Je me dis que la conversation va maintenant bifurquer vers la dernière exposition à la mode. Mais la perfide avait gardé une flèche.

ELLE – Mais quand même, l’art est accessible à bien des gens. Je ne suis pas sûre qu’il en soit de même de vos groupes et espaces p-adiques…

Aïe ! Elle avait vu juste. Effectivement, un des graves défaut des mathématiques, tout particulièrement dans les aspects les plus théoriques, est leur difficulté d’accès. À tel point que les mathématiciens eux-mêmes souffrent beaucoup pour se comprendre entre eux. Certains vont jusqu’à dire qu’ils n’ont jamais vraiment compris leurs propres articles !

Je ne me souviens pas lui avoir donné de réponse, et la conversation changea définitivement de sujet, à mon grand soulagement.

Je n’ai jamais revu ma voisine, et j’ignore l’image des mathématiques qu’elle a retenue de notre échange. Mais j’avais le sentiment de ne pas avoir totalement perdu ma soirée : elle m’avait presque comparé à un artiste !

ÉCRIT PAR

Christophe Breuil

Directeur de recherche - Université Paris-Saclay

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