Le rôle du dessin dans l’enseignement des maths

Débat

Si tu cales sur un exercice, fais un dessin et tu t’en sortiras !

Écrit par Aziz El Kacimi
Publié le 18 janvier 2016

Quand on pense au nombre \(5\), on imagine les cinq doigts d’une main, à \(7\) on pense aux sept jours de la semaine, à \(2000\) à son salaire mensuel de \(2000\) euros… Bref, à un nombre entier « accessible » on associe un ensemble d’objets familiers pour le représenter. Je parie que si on posait la question « à quoi vous fait penser le nombre \({8\over {11}}\) ? », beaucoup répondraient « \(8\) pizzas à partager entre \(11\) personnes ! » (c’est seulement une blague).
Pythagore étant présent dans la tête des gens, \(\sqrt{2}\) évoque sûrement la diagonale d’un carré de côté \(1\)…, et on peut encore donner beaucoup d’exemples de ce type. C’est que les premiers objets mathématiques qu’on découvre, en l’occurrence les nombres, les figures géométriques les plus simples… sont ceux qui remplissent notre vie quotidienne. Les dessins (ou gribouillis) sont notre première expression d’enfant ; il serait donc dommage de ne pas en user pour enseigner les maths ! Une pratique qui existe encore (heureusement) à l’école primaire mais qui tend à disparaître (si ce n’est déjà fait) dans le secondaire. Et on ne peut que déplorer son absence totale à l’université ces dernières années comme tout le monde a pu le voir. Je le vois encore lors de mes séances de cours ou de travaux dirigés.
Évoquer quelques-unes des expériences vécues est certainement plus parlant que tout exposé théorique.

Ce sont des histoires qui se répètent d’année en année.
Il n’est pas dans mes intentions de les raconter pour dénigrer Unetelle ou Untel et encore moins les étudiants, qui en sont les personnages mais qui sont aussi les premières victimes du système.
Il s’agit simplement de montrer comment leurs lacunes en géométrie les privent d’un outil puissant et pratique quand ils sont en face d’un
exercice. Ils ne comprennent pas bien pourquoi on leur demande quelquefois de résoudre géométriquement un problème d’algèbre ou d’analyse.
(Pour en savoir plus sur le rôle des images en mathématiques voir ici, c’est très instructif.)

1. Clin d’œil à l’algèbre

Cette première histoire est extraite de A. El Kacimi : Le regard géométrique et un peu plus !, 2019.
Au cours d’une séance de travaux dirigés, j’ai posé la question suivante aux étudiants :

— Peut-on diagonaliser la matrice \(A\) d’une rotation linéaire d’angle \(90\) degrés ?

Je m’attendais à une réponse rapide (géométrique bien entendu). Rien de tout cela, on n’y pense même pas. Mais on sort la bonne recette du chef : on retranche \(\lambda \) de tous les termes diagonaux, on calcule le déterminant, puis le discriminant (il le faut absolument ?) et paf ! celui-ci est négatif.

— Monsieur, pas de solutions réelles, on ne peut donc pas diagonaliser \(A\).

— C’est parfait ! mais que signifie cela du point de vue géométrique ? leur dis-je.

— On ne sait pas. On ne nous a jamais rien dit là-dessus et on nous déconseille même de faire des dessins. On doit se contenter de calculer.

Oui, en effet, seul le calcul convainc. Tout s’arrête là. Je n’étais pas étonné de cette réaction et j’avais du mal à comprendre pour quelle raison on ne peut pas (ou on ne doit pas) leur expliquer l’aspect géométrique qu’il y a derrière. Je décide de réparer (ce que je n’ai jamais cassé). C’est alors tout le tralala « valeur propre, vecteur propre… » qu’il fallait reprendre, mais je passe par dessus tout pour ne retenir que le fait (sur lequel finalement on s’est mis d’accord) que l’existence d’une valeur propre non nulle implique celle d’un vecteur non nul dont la direction (ou la droite qui le porte) reste la même sous l’effet de l’application linéaire. Je leur demande de dessiner le plan euclidien (celui de tout le monde : deux axes perpendiculaires portant chacun un vecteur de longueur \(1\) d’origine le point d’intersection) ; ils le font ; ensuite de prendre un vecteur non nul et lui appliquer la rotation ; ils le font.

— Ah oui, tous les vecteurs tournent d’un quart de tour, s’écrient-ils ; aucune direction ne reste la même.

— Et donc ?

— Pas de valeur propre réelle, \(A\) n’est pas diagonalisable, s’empressent-ils de conclure.

Leur joie fut éclatante de découvrir en « voyant avec leurs yeux » (au sens propre du terme) le « phénomène valeur propre et vecteur propre ». Ils en connaissent la définition, par la simple phrase habituelle (qu’ils récitent) : On dit que \(\lambda \) est valeur propre de l’endomorphisme \(f\) s’il existe un vecteur non nul \(\overrightarrow u\) tel que
\(f(\overrightarrow u)=\lambda \overrightarrow u\) ; on dit alors que \(\overrightarrow u\) est un vecteur propre associé à \(\lambda \). Et tout reste là. Dommage ! ça laisse l’enseignement qu’ils subissent incomplet.

2. Graphe ou expression analytique ?

C’est très intéressant pardieu ! Sur un graphe on voit des choses mais pas toujours sur une expression analytique si elle n’est pas si simple et, bien entendu, que dalle si, en plus, elle est donnée en morceaux ! Voici encore une histoire.

Nous étions en séance de travaux dirigés en train d’étudier les liens entre les modes de convergence sur l’espace \(E\) des fonctions continues \([0,1]\longrightarrow {\Bbb R}\) associés aux deux normes : \[\vert \vert f\vert \vert_\infty =\sup_{x\in [0,1]}\vert f(x)\vert \hskip1cm \hbox{et} \hskip1cm \vert \vert f\vert \vert_1=\int_0^1\vert f(x)\vert dx.\]
Je pose la question suivante aux étudiants : existe-t-il un nombre réel \(k>0\) tel que
\(\vert \vert f\vert \vert_\infty \leq k\vert \vert f\vert \vert_1\) pour toute fonction \(f\in E\) ? histoire de savoir si la convergence en moyenne implique la convergence uniforme.
Ils n’étaient pas nombreux (une quinzaine à peu près). Je pouvais donc me permettre de faire un tour de salle et interroger chacun individuellement :

— Qu’en pensez-vous ? Vrai ou faux ?

— Vrai !

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Et vous ?

— Faux !

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Et vous ?

— Je ne sais pas.

Bref, un jeu de questions à choix multiple ! Et surtout le « je ne sais pas » dès que je leur demande de justifier
leurs réponses. Je me doutais bien que ça n’allait pas avancer comme ça ; il fallait poser la question en mode impératif :
 montrer qu’il n’existe pas de réel \(k>0\) tel que
\(\vert \vert f\vert \vert_\infty \leq k\vert \vert f\vert \vert_1\) pour toute fonction \(f\in E\).

C’est ce que je fis.

— Alors, c’est un peu plus clair maintenant ? leur dis-je.

J’espérais les amener à comprendre qu’il suffit par exemple de trouver une suite \(f_n\) tendant vers \(0\) pour la norme \(\vert \vert \hskip0.2cm \vert \vert_1\) mais pas pour \(\vert \vert \hskip0.2cm \vert \vert_\infty \). J’y suis arrivé mais après pas mal de rappels et de tractations. Il restait juste à exhiber une telle suite \(f_n\) et à calculer \(\vert \vert f_n\vert \vert_1\) et \(\vert \vert f_n\vert \vert_\infty \) pour voir si elle convenait. Je leur ai laissé du temps à cet effet. Mais tous n’ont cherché que l’expression analytique, aucun d’entre eux
n’a eu le réflexe de définir \(f_n\) par son graphe. C’est pourtant plus intuitif quand on a bien compris ce qu’est l’intégrale d’une fonction réelle continue positive sur un intervalle compact. J’ai eu droit à une multitude de propositions mais aucune n’était satisfaisante :
quand l’une des deux propriétés était vérifiée l’autre manquait ! J’ai fini par céder (comme toujours pour avancer) : je leur ai fait le dessin ci-dessous et
les ai invités à bien le regarder et à calculer \(\vert \vert f_n\vert \vert_1\) et \(\vert \vert f_n\vert \vert_\infty \).

 

Pour \(\vert \vert f_n\vert \vert_\infty \), ce n’était pas si immédiat mais ils y sont arrivés. Quant à \(\vert \vert f_n\vert \vert_1\),
j’avais espéré qu’ils allaient remarquer que ce n’est rien d’autre que l’aire du triangle \(OA_nM_n\) qui vaut immédiatement \({1\over {n}}\). Mais non !
ils ont foncé sur les calculs, essayant d’exprimer analytiquement \(f_n\), pour en donner une primitive…! Je laisse le lecteur imaginer la suite de l’histoire.

Ces exemples nous montrent bien à quoi mène la réduction drastique du volume des cours de géométrie au collège, au lycée et à l’université. Je ne suis évidemment pas le seul à vivre ces expériences. C’est le cas de presque tous les collègues ;
j’espère que certains d’entre eux
apporteront aussi leurs témoignages propres.
Cela permettra de lancer encore une fois un débat là-dessus même si le problème a été posé mille fois par-ci par-là !

ÉCRIT PAR

Aziz El Kacimi

Professeur émérite - Université Polytechnique Hauts-de-France

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