Le séminaire de la semaine dernière : des graphes à courbure positive

Tribune libre
Publié le 2 décembre 2008

 

Dans son billet, Christian Bonatti écrivait qu’il y a sûrement des sujets mathématiques assez difficile à vulgariser, prenant comme exemple le thème du séminaire auquel il avait assisté la veille. Il terminait en lançant une sorte de défi : en faisant un effort, on doit bien y arriver…

Allez, chiche ! Une fois par mois, j’essaie de vous raconter un des derniers exposés auxquels j’ai assisté. Un peu d’indulgence, ça ne va pas être facile.

Pour ce premier billet, j’ai de la chance : il y a une dizaine de jours, au séminaire à Orsay, c’était un très joli exposé de Yann Ollivier qui parlait d’une nouvelle notion d’espaces à courbure positive.

Surfaces à courbure positive, surfaces à courbure négative

Au début du XIXème siècle, Karl Friedrich Gauss 3Sur des travaux de Gauss et leur mise en perspective, on pourra aussi consulter l’article Géométriser l’espace : de Gauss à Perelman a compris que l’une des caractéristiques importantes d’une surface est sa courbure. Une surface est à courbure positive au voisinage d’un de ses points \(p\), si elle est situé d’un des deux côtés de son plan tangent en\( p\). Au contraire, une surface est à courbure négative au voisinage d’un de ses points \(p\), si elle traverse son plan tangent en \(p\). Les sphères sont des exemples de surfaces qui sont à courbure positive (au voisinage de chacun de leur points).  Un exemple typique de surface à courbure négative est la « cheminée de centrale nucléaire », que les mathématiciens appellent « hyperboloïde à une nappe » 4Sur ces objets, on pourra aussi consulter l’article Un système triple orthogonal.

Une sphère

Un hyperboloïde à une nappe

Les travaux de Gauss concernent les surfaces, qui sont des espaces à deux dimensions. Un demi-siècle plus tard, un autre géant des mathématiques, Bernhardt Riemann, a défini une notion d’espaces à trois, quatre,… ou mille dimensions. Surtout, il a défini une notion de courbure pour ces espaces. Les espaces de Riemann ont des propriétés radicalement différentes selon qu’ils sont à courbure positive, ou à courbure négative. Par exemple, un espace de Riemann à courbure positive se referme toujours sur lui même (à l’image de la sphère ; c’est le théorème de Myers), alors qu’un espace de Riemann à courbure négative a plutôt tendance à « partir à l’infini ».

Le concept de courbure joue un rôle clé dans de nombreux contextes. Par exemple, dans la théorie de la Relativité Générale d’Einstein, l’univers est modélisé par un espace-temps à quatre dimensions, dont la courbure est déterminée par la matière qu’il contient (c’est presque un espace de Riemann ; on dit que c’est un espace pseudo-riemannien). L’estimation précise de la densité moyenne de matière dans l’Univers est un des grands problèmes de la Physique d’aujourd’hui. L’enjeu est colossal : si la densité de matière est suffisante, alors la présence de courbure positive forcera l’espace-temps à « se refermer » sur lui-même, et tout se terminera par un big-crunch ; dans le cas contraire, l’expansion de l’Univers continuera indéfiniment.

Une nouvelle notion d’espace à courbure positive

Intéressons-nous maintenant au problème suivant (qu’on appelle pour des raisons évidentes problème du transport de masse). Considérons deux points \(p\) et \(q\) sur une surface. Imaginons qu’on a un disque centré en p, et qu’on veut déplacer ce disque afin d’amener son centre au point \(q\). Pour ce faire, on a le droit de découper le disque en morceaux aussi petits qu’on veut (une infinité de morceaux si on veut), et déplacer chaque morceau indépendamment. Si cela vous aide, vous pouvez imaginer que ce disque est un tas de sable très plat centré en \(p\), et qu’on veut amener ce tas de sable autour du point \(q\). Combien ce transport de disque (ou de tas de sable) va-t-il nous coûter de travail ? Si la surface que l’on considère est un plan, la réponse est facile : ce sera l’aire du disque (ou la masse du tas de sable ; appelons-la \(m\)) multipliée par la distance qui sépare les points \(p\) et \(q\) (appelons-la \(d\)). En effet, un moyen de procéder consiste à déplacer chaque point du disque (chaque grain de sable) d’une distance exactement d parallèlement au segment \([p,q]\), et on peut montrer qu’il n’y a pas de meilleur moyen de faire.

Transport de masse dans le plan

L’exposé de Yann Ollivier était entièrement basé sur la remarque suivante : si, au lieu d’un plan, on considère une surface à courbure positive, alors notre transport de disque nous coûtera un peu moins que l’aire \(m\) multipliée par la distance \(d\). En effet, en moyenne, chaque point du disque sera déplacé d’une distance légèrement inférieure à \(d\). J’ai essayé de montrer cela sur la figure ci-dessous. Au contraire, si on considère une surface est à courbure négative, alors notre transport de disque nous coûtera un peu plus que l’aire m multipliée par la distance \(d\).

Transport de masse sur une sphère

Transport de masse sur un hyperboloïde

En gros, Yann Ollivier propose de prendre cette propriété comme définition : on dira qu’un espace est à courbure positive (respectivement négative), si, étant donnés deux points \(p\) et \(q\) situés à distance d dans cet espace, le travail nécessaire pour transporter un disque d’aire m centré en \(p\) en un disque centré en \(q\) est inférieur (respectivement supérieur) au produit \(m\) fois \(d\). Bien sûr, si on veut obtenir une définition mathématique manipulable, il ne faut pas parler de « disques » (encore moins de « tas de sable ») mais de « mesures de probabilité ». Mais ça n’est qu’une question de langage, les idées restent les mêmes.

Pourquoi cette nouvelle définition est-elle intéressante ?

Le principal intérêt de cette nouvelle définition est qu’elle s’applique à des espaces bien plus généraux qu’avant. Elle s’applique par exemple aux graphes. Un graphe est un espace constitué de sommets, et d’arêtes qui joignent un sommet à un autre ; un exemple important de (très grand) graphe est le réseau Internet : les sommets sont les pages internet, et les arêtes les liens d’une page vers une autre. Sur un graphe, il y a une façon naturelle de mesurer les distances : la distance entre deux sommets est le nombre d’arêtes minimal qu’il faut parcourir pour aller de l’un à l’autre. On peut donc parler de disques dans un graphe : le disque de rayon \(k\) centré en un sommet \(p\) est l’ensemble des sommets que l’on peut joindre depuis \(p\) en parcourant moins de \(k\) arêtes. On peut donc parler de transport de disques… et avec la définition de Yann Ollivier, on dispose donc d’une notion de graphe à courbure positive. Cette notion deviendra-t-elle un outil important pour l’étude des très grands graphes ? Il est trop tôt pour le dire…

Un graphe à courbure positive

Un graphe à courbure négative

En tout cas, cette histoire illustre bien l’un des aspects les plus fascinants de mathématiques : quand les mathématiciens réussissent — souvent après des décennies de maturation — à dégager un concept suffisamment pertinent (ici, le concept d’espace à courbure positive), alors il arrive que ce concept intervienne dans des problèmes aussi différents que l’étude du devenir de notre Univers et l’étude des très grands graphes comme Internet…

ÉCRIT PAR

François Béguin

Professeur - Laboratoire d'Analyse Géométrie et Applications, Université Paris 13 Nord

Partager