Un mathématicien a fréquemment l’occasion de s’exprimer en public pour discuter de recherche, mais le plus souvent le public se limite à quelques collègues… Presque toujours, il s’agit de groupes de travail, réunions informelles d’une demi-douzaine de personnes. Cela peut être un séminaire, qui se réunit en général une fois par semaine et qui donne souvent la parole à un collègue extérieur au département. Les colloques spécialisés comptent en général une cinquantaine d’experts. Et puis, parfois des colloques de plus grande taille, comme ceux organisés par la société américaine de mathématiques, avec quelques 500 participants. Et finalement, il y a le congrès international : 3000 participants cette fois-ci ! On peut imaginer le stress qui envahit le conférencier plénier lorsqu’il voit devant lui une salle comme celle-ci qui se remplit quelques minutes avant son intervention :
Quatre écrans répartis dans la salle, des participants jusque sur un balcon tout au fond. L’ambiance est plus proche de celle d’un théâtre, voire d’une foire commerciale, que d’un amphithéâtre universitaire.
Souvent les mathématiciens ne sont pas tendres entre eux et ils ont la critique facile : que vont penser les 3000 personnes de ce que va dire le conférencier ? Ce matin, j’avais de la chance : je n’étais pas conférencier mais « chairman » : mon rôle consistait à présenter le conférencier, Artur Avila, et à lui passer la parole.
Artur était mort de trac !
Le chairman avait une autre mission. Je n’ai jamais vu ça dans un congrès de maths : il doit s’asseoir sur la scène, devant un petit bureau, face au public et rester ainsi sans bouger pendant une heure.
Voilà donc Artur pendant sa conférence, vu depuis mon petit bureau, sous les projecteurs, dans une salle obscure. Pas de tableau noir !
Les spectateurs ont bien ressenti qu’Artur était très tendu pendant les premières minutes mais très rapidement, il est entré dans sa conf, peut-être aidé par le fait qu’il ne voyait pas les spectateurs, et l’exposé s’est très bien passé : ce fut un succès ! Le conférencier n’a pas la tâche facile. Il doit tout à la fois exposer des résultats récents et tenir compte du fait que l’immense majorité du public est constituée de collègues qui ne sont pas spécialistes du sujet et qui ne connaissent donc pas non plus les résultats « de base », moins récents. Faut-il s’adresser à tous, au risque de décevoir les experts, ou bien aux experts, au risque de « larguer » les autres ?
J’avais encore une troisième mission : celle de remettre un cadeau au conférencier au nom du comité d’organisation. Je me suis acquitté de cette mission mais pour dire la vérité je ne connais pas le contenu des deux paquets que j’ai offerts !
Le sujet de la conférence ? La renormalisation dans la théorie des systèmes dynamique
Il s’agit d’étudier une transformation \(T\) qui va d’un ensemble \(E\) dans lui-même.
L’ensemble \(E\) représente les positions possibles d’un « système » et il peut être très simple, comme par exemple l’intervalle \([0,1]\) des nombres réels compris entre \(0\) et \(1\).
On part d’un point \(x\) de \(E\) qu’on pense comme la position au temps \(0\) et on le transforme par \(T\) pour obtenir sa position \(T(x)\) au temps 1. La transformation \(T\) peut-être très simple, comme par exemple \(T(x)= ax(1-x)\) pour une certaine valeur de \(a\).
On recommence pour avoir la position au temps 2 en prenant le transformé du transformé \(T(T(x))\) et bien sûr on recommence autant de fois qu’on le souhaite pour avoir la position en un temps quelconque \(n\). Etudier la {dynamique} de \(T\), c’est décrire le {futur} de ce point \(x\), c’est-à-dire se demander comment se comporte la suite des points aux temps \(0,1,2\) etc.
Je peux expliquer maintenant ce qu’est la {renormalisation}, en simplifiant à l’extrême (et en trichant un peu). Supposons encore que l’ensemble \(E\) soit l’intervalle \([0,1]\). Prenons un intervalle plus petit, par exemple \(F=[1/4,3/4]\). Si la position initiale \(x\) est dans \(F\), il n’y a aucune raison que \(T(x)\) soit encore dans \(F\) : le point peut être sorti de \(F\) au temps 1. Si c’est le cas, on continue dans le futur : on considère la position au temps 2, puis 3 etc. et on espère qu’au bout d’un certain temps, non contrôlé, le point va revenir dans \(F\). Imaginons que ce soit le cas et notons \(T'(x)\) ce point de premier retour dans \(F\). Nous sommes partis d’une transformation \(T\) de l’intervalle \(E\) dans lui-même et nous avons construit une autre transformation \(T’\) d’un autre intervalle \(F\) dans lui-même : on dit que \(T’\) est le {renormalisé} de \(T\). Il est à peu près clair que si on peut dire quelque chose d’intéressant sur \(T’\), on pourra dire quelque chose d’analogue sur la transformation \(T\) qui nous intéressait initialement. Alors l’idée est de renormaliser à nouveau \(T’\) pour obtenir un \(T »\) et de renormaliser à nouveau etc. en espérant que toutes ces renormalisations soient de plus en plus en plus faciles à comprendre, si on choisit intelligemment les sous-intervalles \(F\) à chaque étape.
L’exposé d’Artur consistait à expliquer toute la puissance de cette méthode pour décrire précisément la dynamique des transformations d’un intervalle. De bien belles idées !
Pour plus d’informations sur Artur et sur ses maths, voici un article sur le site de la Fondation des Sciences Mathématiques de Paris.