L’erreur comme source de progrès en mathématiques ?

Tribune libre
Publié le 18 février 2009

 

Un billet récent expliquait l’angoisse que peut avoir un mathématicien à l’idée d’avoir laissé une erreur dans un article. Mais existe-t-il des cas où une erreur dans une preuve a durablement égaré la recherche mathématique ? Il existe en tous cas des erreurs fructueuses : ainsi, dans un article célèbre de 1960, Yamabe montrait l’existence dans chaque classe conforme d’une métrique à courbure scalaire constante. Sa « preuve » contenait une erreur, mais la conjecture correspondante allait devenir l’un des moteurs du développement de l’analyse géométrique au cours des 20 années suivantes.

Vers 1900, Henri Poincaré jette les bases d’une des principales branches des mathématiques contemporaines, la topologie algébrique ; il découvre comment associer à un objet topologique a priori bien compliqué, une variété, des objets algébriques beaucoup plus simples 6Comme des groupes ou des espaces vectoriels., qui en sont des invariants algébriques. Il affirme 7Dans le Second complément à l’Analysis Situs, Proceedings of the London Mathematical Society, 32 (1900), pages 277-308. un énoncé remarquable : l’un des invariants topologiques qu’il vient de définir, l’homologie, suffit pour reconnaître la sphère parmi les variétés de dimension 3. Quatre ans plus tard 8Cinquième complément à l’analysis situs, Rendiconti del Circolo matematico di Palermo 18 (1904) pages 45-110., il réalise qu’il s’est trompé, produit un contre-exemple, et demande si un autre invariant qu’il a introduit un peu plus tôt, le groupe fondamental, est suffisant pour reconnaître la sphère. C’est la célèbre conjecture de Poincaré, qui va devenir le Graal des topologues jusqu’à sa résolution par Perelman en 2002.

Dans ces deux cas, l’erreur commise, et la nécessité de la réparer, ont peut-être été de puissants moteurs du progrès mathématique. On pourra trouver un autre exemple, et des analyses, dans un exposé récent d’Etienne Ghys.

La rigidité des polyèdres

Un exemple moins connu (qui m’a été signalé par Idjad Sabitov) concerne un résultat célèbre publié par Cauchy en 1813 : si deux polyèdres de l’espace euclidien ont même combinatoire et si leurs faces correspondantes sont identiques, alors ils sont superposables. Ce résultat a eu une influence historique considérable. D’une part par sa preuve particulièrement élégante, qui a très longtemps été enseignée dans les cours de géométrie. Mais aussi pour sa « descendance », en géométrie 9Il a conduit au théorème de rigidité d’Alexandrov pour les polyèdres, et donc aux résultats de réalisation isométriques des métriques polyèdrales dans les espaces de dimension 3, puis de réalisation de métriques non régulières à courbure positive sur les bords de convexes euclidiens, et à la notion d’espace d’Alexandrov. voire en analyse 10Dans une autre direction le théorème de rigidité de Cauchy conduit à la rigidité des surfaces convexes régulières, aux immersions isométriques de surfaces régulières à courbure minorée, puis aux équations de Monge-Ampère elliptiques sur les surfaces, etc..

L’origine de ce théorème de Cauchy est intéressante. D’une part, l’énoncé n’est pas vraiment de Cauchy, mais de Legendre, qui ne l’a pas vraiment démontré mais en a donné en 1793 plus tôt une preuve dans un cas particulier tout à fait non trivial, pour l’icosaèdre. La preuve de Legendre contient déjà les deux idées principales, respectivement combinatoire et géométrique, qui sont au cœur de celle de Cauchy. Mais Legendre était peut-être trop occupé par des tâches plus importantes, ou distrait par les évènements révolutionnaires, pour démontrer un résultat général. La preuve de Legendre se trouve à la toute fin de la première édition (note XII) de ses Eléments de géométrie, tirée à quelques centaines d’exemplaires seulement, mais dans aucune des dizaines d’autres éditions de cet ouvrage rapidement devenu classique.

Une erreur de traduction

La motivation de Legendre, qu’il explique dans son introduction, est tout aussi intéressante. Il disposait apparemment d’une traduction incorrecte des Eléments d’Euclide, dans laquelle les définitions 9 et 10 du livre XI, concernant l’équivalence des polyèdres, sont trop similaires. Legendre écrit que « nous observerons avec Robert Simson que la définition 10 n’est pas à proprement parler une définition, mais bien un théorême qu’il faudroit démontrer ; car il n’est pas évident que deux solides soient égaux, par cela seul qu’ils ont les faces égales ». Euclide n’avait très probablement pas laissé une telle incohérence dans ses Eléments. C’est donc une erreur de traduction qui a conduit Legendre à conjecturer une propriété fondamentale des polyèdres, puis à en donner une ébauche de démonstration terminée par Cauchy. Et voilà comment un traducteur médiéval a, par la mauvaise compréhension qu’il avait de son sujet, fait faire un grand pas à la géométrie.

Au fait, la preuve donnée par Cauchy en 1813 contenait deux erreurs, corrigées respectivement par Lebesgue en 1909 et l’autre par Steinitz et Rademacher en 1934. Ce qui ne l’a pas empêché d’avoir l’influence qu’on lui connaît. Mais que ceci ne vous décourage pas, amis mathématiciens, de relire plutôt deux fois qu’une vos articles avant de les mettre sur arXiv.

ÉCRIT PAR

Jean-Marc Schlenker

Professeur - Université du Luxembourg

Partager