Les gorilles et la mémoire

Tribune libre
Publié le 31 octobre 2010

Où l’on voit comment la marche d’un gorille permet d’illustrer un aspect fondamental de notre perception et de notre mémoire.

Avant de s’engager dans la lecture de ce billet, je propose tout d’abord au lecteur de regarder au moins le premier film que l’on trouve sur la page des vidéos associées au livre « The Invisible Gorilla », de Christopher Chabris et Daniel Simons.


Dès ce premier (très) court métrage, j’ai compris une nouvelle raison pour laquelle bien des personnes trouvent du plaisir à relire de nombreuses fois un texte, ou à revoir un film. Je n’avais en fait jamais beaucoup réfléchi à ce phénomène, en me disant qu’il s’agissait simplement de la volonté de répéter un plaisir, ou bien d’apprendre. J’ai compris soudain que chaque nouveau parcours d’une œuvre pouvait y faire découvrir de nouveaux aspects. Et que l’on pouvait chercher consciemment à faire surgir ceux-ci en suivant à chaque fois un autre personnage. En interprétant convenablement la notion de personnage, ceci pouvait être appliqué aussi à la lecture d’un texte mathématique : à chaque relecture, on pouvait y suivre un autre concept, ou les interventions d’une autre hypothèse.

L’on est aussi face à l’une des raisons pour lesquelles on ne finira jamais d’écrire l’histoire d’une période donnée. En effet, en posant une nouvelle question à cette période, en y suivant un aspect nouveau, notre interprétation et la narration que nous en faisons se retrouvent modifiées, peut-être drastiquement.

Mais l’un des messages essentiels des films proposés, particulièrement bien mis en évidence dans ceux intitulés « Movie perception test », est que l’un des postulats fondamentaux de notre conscience, affirmant que nous nous rendons compte des changements dans notre environnement immédiat, est erroné. L’un des auteurs, Daniel Simons, insiste même sur cela dans son exposé du dernier film.

Je crois que j’ai pour la première fois pris conscience de ce fait lorsque j’avais environ dix ans, dans le Bucarest du début des années 80. Dans une pièce de théatre (d’un auteur bulgare je crois, dont je ne connais hélas pas le nom), les objets disparaissaient peu à peu de la scène, mais à chaque fois assez loin de l’endroit où se trouvaient les personnages, et où se trouvait donc concentrée l’attention du public. On se rendait compte parfois que la scène était devenue beaucoup plus vide, sans être capables de s’expliquer comment on en était arrivés là. Vers la fin, lorsqu’il n’y avait plus du tout d’objets sur scène, le mur du fond se souleva soudain pour laisser apparaître le cadre intérieur d’une prison… Il n’y avait nulle part la moindre critique explicite du système dans lequel nous vivions, mais même pour l’enfant que j’étais, cette critique était évidente. Car j’avais vu dans ma vie quotidienne comment, pendant les dernières années, les magasins se vidaient progressivement de tout.


En revenant au film initial, on n’a aucun mal à détecter immédiatement l’apparition du gorille si on n’est pas préparés à y regarder autre chose. C’est la concentration sur la tache de comptage qui focalise drastiquement l’attention. Je pense qu’il peut être utile, par exemple pour un enseignant ou un chercheur s’apprêtant à exposer ses résultats, de réfléchir à ces mécanismes de la mémoire et de l’attention. En effet, l’orateur peut se sentir frustré du fait que son auditoire n’a point perçu quelque chose qu’il sait avoir expliqué. En supposant que l’on n’est pas dans une situation où personne n’écoute l’orateur, il peut s’agir précisément d’un phénomène de « gorille invisible » : les auditeurs peuvent s’être concentrés sur certains aspects de l’exposé, de telle manière que d’autres aspects leur aient totalement échappé. Pour cette raison, l’orateur gagnerait à savoir manier finement l’art de la répétition, en attirant à chaque fois l’attention sur un autre aspect de ce qui est répété.

Il peut être bon de faire prendre conscience aux élèves de ces phénomènes, en leur faisant lire des textes courts suivant la procédure suivie dans le film. C’est-à-dire, en leur posant une question initiale, puis, après la fin de la lecture et la réception des réponses, en leur posant une autre question. Si le texte est bien choisi, les élèves n’auront pas le souvenir d’y avoir rencontré la moindre information à ce sujet. Une simple relecture fera pourtant sauter aux yeux de telles informations. De quoi expliquer pourquoi les cours doivent être relus, et de suggérer de faire diverses relectures en suivant divers personnages, et en y cherchant des réponses à diverses questions.


Pour finir, je tiens à remercier Bernard Teissier de m’avoir fait découvrir « le gorille invisible ».

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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