Le langage mathématique est à la fois une nécessité et le passeport vers un monde plein de beauté et de surprise. Mais la technicité de ce langage ne doit pas isoler les mathématicien-ne-s et les empêcher de prendre toute leur place dans l’étude des phénomènes complexes qui constituent notre monde du XXIe siècle.
Autant le dire d’emblée, le monde mathématique n’est pas le monde réel. Comme la peinture artistique ou l’univers musical, il comporte un alphabet et des règles propres qui permettent la création et qui se sont affinées au cours du temps. Depuis la fin du XVI<sup>e</sup>, les textes mathématiques passent d’une écriture en langue commune à une écriture de plus en plus symbolique et les mathématiques actuelles ne se parlent pas mais s’écrivent. (1)
Preuve en est le combat des mathématicien-ne-s dans les universités ou laboratoires de recherche pour disposer de tableaux, en l’absence desquels ils sont incapables de communiquer! Cette écriture mathématique est extrêmement synthétique mais elle permet d’énoncer les résultats et de présenter les démonstrations à la fois sur un volume de pages écrites qui reste raisonnable et avec la précision nécessaire à une démarche totalement formalisée. On écrira par exemple: «\(\forall x \in \mathbb{R}^*, \sqrt{1/x^2}= 1/ \vert x\vert\)» au lieu de «la racine carrée de l’inverse du carré de tout nombre réel non nul est égale à l’inverse de la valeur absolue de ce nombre». Les mathématicien-ne-s du monde entier comprendront le premier énoncé et seul-e-s les francophones comprendront le deuxième. Nous avons donc là un langage universel qui est un engagement au voyage et à l’échange et qui fait qu’Erdős par exemple a pu passer sa vie de mathématicien à parcourir le monde entier pour échanger avec d’autres. Mais attention, la rigueur est de mise et, comme on dit de façon usuelle, «le diable se cache dans les détails»: le résultat est faux si «la petite étoile» est oubliée, c’est-à-dire si \(x\) vaut zéro. Lorsqu’on a passé le cap de cet apprentissage, l’exercice devient jeu, il faut jouer avec l’écriture et non se laisser piéger par elle, l’utiliser pour faciliter la communication d’une idée, d’une représentation ou d’une démonstration mathématique. Même si l’énoncé mathématique explicite l’ensemble des notions, il existe quelques «habitus» qui facilitent la lecture et dont l’utilisation par l’élève peut constituer une preuve de son entrée dans le monde des mathématiques: \(n\) désignera généralement un entier naturel, un ensemble sera plutôt désigné par une lettre majuscule…
Ce langage étant acquis et enrichi chaque jour par les mathématiciens du monde entier, la participation à la création mathématique peut commencer. Les mathématiques ne se réduisent en effet pas à un langage, aussi évolué soit-il, mais résultent d’une alchimie merveilleuse d’un langage au service d’une intuition, d’un processus d’associations d’idées et de créations de concepts qui viennent, à la manière d’un puzzle, s’insérer dans la connaissance existante. [2,
, 3]
La beauté est au rendez-vous. Il n’existe pas de tabou en mathématiques, personne ne vous empêche de supposer vraies certaines hypothèses et d’explorer ce que cela implique dans le monde mathématique. L’univers des possibles est infini et l’accès est ouvert à tous ceux qui souhaitent y entrer. Il n’y a pas de petites ou de grandes mathématiques, on ne discute pas la véracité d’un résultat mathématique, il est toujours vrai, mais on en discute la portée: il existe des résultats dont on sait que la portée est importante, d’autres dont on pense qu’elle ne l’est pas et enfin ceux pour lesquels on ne sait pas.
La puissance des mathématiques provient de leur généricité. La mathématique de l’exemple n’existe pas car un certain degré de généricité est nécessaire pour cheminer à travers les concepts. Dans un monde réel qui a l’ambition de comprendre et maîtriser son évolution, où il est demandé de prévoir toujours plus loin dans le temps, cette puissance pourrait aveugler. L’erreur serait de considérer que le monde réel est mathématique, programmer des modèles formels, leur fournir des «Big Data», et récolter en sortie une représentation du monde dans 10, 50 ou 100 ans. Les mathématiques ne sont ni des sciences expérimentales ni des sciences de l’observation et les «Big Data» ne leur fourniront pas les données dont elles manqueraient. Par contre, les mathématiques doivent s’inviter dans les dispositifs d’étude et de compréhension des phénomènes complexes qui constituent le monde d’aujourd’hui qu’elles participent à construire (développement des réseaux sociaux, croissance de bulles financières…), car elles apportent des outils et des compétences uniques, mais au côté et en dialogue avec les autres sciences. Pour cela elles ont un énorme défi à relever: dépasser la technicité de leur langage néanmoins nécessaire. C’est la condition pour qu’un échange interdisciplinaire soit possible, en particulier avec des sciences moins formalisées mais qui ont aussi leurs concepts, méthodes et outils. Le ou la mathématicien-ne doit se mettre en danger et chercher à énoncer en termes «simples» les représentations qu’il ou elle a en tête, partager le fait qu’elles font sens pour lui ou elle, dans le monde mathématique, et qu’elles peuvent aussi faire sens dans un processus interdisciplinaire de construction d’innovations pour la compréhension et l’amélioration du monde dans lequel nous vivons. C’est à cette condition que les mathématiques éviteront l’isolement. C’est à cette condition que les mathématicien-ne-s seront soutenu-e-s pour continuer à créer.
Références
1. Serfati Michel, « Descartes et la constitution de l’écriture symbolique mathématique », Revue d’histoire des sciences, tome 51, no 2-3 (1998), p. 237-290.->1
2. Cédric Villani, « La naissance des idées », TEDxParis 2012. ->2
3. Carina Louart et Florence Pinaud, C’est mathématique !, Actes Sud Junior (2014), 112 p. ->3
Post-scriptum
Ce texte appartient au dossier thématique « Mathématiques et langages ».
Article édité par Jérôme Germoni.