Les mathématiques sont-elles encore vivantes ou ne nous servent-elles strictement à rien ?

Débat
Publié le 18 janvier 2017

Une deuxième édition du Forum des Mathématiques Vivantes est annoncée en 2017, les 18 et 19 mars, à la fin de la Semaine des mathématiques. Les sites retenus pour cette manifestation sont Lille, Lyon, Rennes et Toulouse et des actions ont été inscrites au Plan National de Formation. Laurence Broze (Présidente de l’association Femmes & mathématiques, Professeure à l’université Lille 3) et Etienne Ghys (Directeur de recherche au CNRS, École normale supérieure de Lyon, et membre de l’ Académie des sciences) ont accepté de présider le Comité scientifique.

Malgré ces événements, il y a toutefois des idées reçues qui persistent et qui font que la question « à quoi servent les mathématiques ? » est toujours d’actualité chez les gens. Certains vont plus loin et disent que « les mathématiques étant impalpables, elles ne sont pas vivantes, mais bien au contraire ne servent à rien ! ». D’autres, plus prudents se limitent à dire : « À quoi bon faire des mathématiques ? ». Il y en a qui jettent l’éponge très vite et affirment : « pour comprendre les mathématiques il faut avoir un don », à savoir un don de la nature, la fameuse « bosse des maths ». D’autres encore se déchargent de toute responsabilité : « j’ai eu un mauvais prof et je n’ai jamais rien compris à ses cours ». D’autres insultent la discipline comme si elle existe en chair et en os : « répugnante, abstraite, ésotérique, loin du monde réel ».

Mais alors, le monde qui nous entoure est-il mathématique ou non ?

Cette question apparaît déjà dans les mathématiques et la philosophie chez les Grecs. Ceci revient à dire que l’essence du monde peut s’identifier à des structures mathématiques. Cette idée se développe autour d’une secte ésotérique et philosophique guidée par un personnage mystérieux : Pythagore de Samos (VIe siècle av. J.-C.). Les pythagoriciens, comme on appelle les adeptes de cette secte, étaient fascinés par les formes géométriques que l’univers leur offrait. Qui, d’ailleurs, n’a pas fait l’expérience dans sa vie de rester émerveillé la nuit en regardant un ciel rempli d’étoiles ? Et même si on voit des formes confuses, on a envie de penser à des ensembles de points qui brillent sur un tapis noir… Les pythagoriciens étaient sensibles non seulement à la musique mais au fait que certains phénomènes de cet art sont gouvernés par des rapports de nombres. Pour les pythagoriciens tout est nombre ou rapport de nombres.

Le philosophe grec Platon avait également une vision du monde comme un monde mathématique. « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » : selon la tradition, cette phrase avait été gravée à l’entrée de l’Académie, l’école fondée à Athènes par Platon même.

Son disciple, le grand philosophe grec Aristote, était d’un autre avis. Selon lui, les idées de Platon n’expliquent pas l’existence des objets, mais se limitent à dupliquer la réalité ; d’un côté il y a les idées et de l’autre les objets dont les idées sont l’essence ; mais, dit Aristote, comment les idées peuvent-elles expliquer l’existence des objets mêmes ? Comment expliquer le mouvement si les idées sont immobiles et séparées ? Pour Aristote la réalité est la réunion de la matière et de la forme. Mais à compliquer les choses, arrivent des notions comme l’infini, les paradoxes de Zénon d’Élée et les conséquences du théorème de Pythagore (découverte des nombres irrationnels). La vision des mathématiques n’a jamais été stable. On pourrait dire que ce n’est pas grave mais la nature de ce corpus en mouvement perpétuel n’a certainement pas contribué à rassurer ni les mathématiciens ni le grand public.

À la Renaissance, Galilée énonce [Il Saggiatore] que l’essence du monde : « est écrite dans ce très grand livre qui est toujours ouvert devant les yeux (et je dis l’univers), mais il ne peut pas se comprendre si d’abord on n’apprend pas sa langue, à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Il est écrit dans la langue mathématique, et les caractères sont les triangles, les cercles et les autres figures géométriques … ». La géométrie est la géométrie des Éléments d’Euclide. Et la certitude que la science peut avancer à coup de triomphes a été amplifiée, après Galilée, par l’heureux « mariage » entre physique et mathématiques.

Après la mécanique – la science du mouvement – les mathématiques pouvaient aider les scientifiques à comprendre beaucoup de phénomènes comme les phénomènes électromagnétiques, de la chaleur, des vibrations… Malheureusement, gâchant un peu la fête, arrive, à la fin du dix-neuvième siècle, David Hilbert qui souhaite remettre en question la géométrie euclidienne. Il a certainement eu du succès en formulant avec rigueur la méthode axiomatique. Ses « Fondements de la géométrie » furent un magnifique exemple de ce programme qu’il rêvait d’appliquer à l’arithmétique pour prouver qu’elle ne contenait aucune contradiction. Puisque les mathématiques sont fondées sur l’arithmétique, on aurait pu en déduire une cohérence interne des mathématiques elles-mêmes.

Ce programme axiomatique rencontra beaucoup d’obstacles mais nous ne pouvons pas rentrer dans cette partie complexe de l’histoire des mathématiques. Avec la naissance des géométries non euclidiennes, la géométrie euclidienne fut remise en cause et la découverte de la théorie de la relativité obligea à corriger la mécanique de Newton. D’autres limites se présentèrent en physique, comme la difficulté à décrire avec les outils du calcul infinitésimal les phénomènes microscopiques. Les certitudes liées aux sciences dites exactes se mirent à vaciller.

On comprend alors les conséquences de ce que je viens de décrire de façon très sommaire, tant sur le plan d’une présentation des mathématiques que de son enseignement. Finalement, une question difficile est toujours là, immobile devant les yeux des hommes et des femmes : « qu’est-ce que les mathématiques ? ». Et encore : « quelle est la nature des objets mathématiques ? Où vivent-ils ? Dans notre esprit, dans la nature ou dans un monde à part ? ». Comment faire accepter à soi-même et faire accepter aux autres que des sciences comme les mathématiques et la physique puissent subir de tels bouleversements et en même temps défendre l’idée d’un monde mathématique ?

Si les mathématiques n’ont pas un fondement uniquement logique, puisque beaucoup de ses concepts ont une origine intuitive, leur transmission semble alors une tache bien difficile. Il en est de même pour la physique, bien qu’on en parle moins. Si nous abandonnons alors l’idée d’un enseignement idéal des mathématiques et que les mathématiques n’arrivent pas à simplifier la complexité de la nature, quelle en sera alors leur utilité ?

Bibliographie

[1] F. Adorno, T. Gregory & V. Verra. Storia della filosofia. Editori Laterza.

[2] U. Bottazzini. Storia della Matematica, Moderna e contemporanea. UTET

[3] N. Bouleau. La règle, le compas et le divan. Seuil

[4] K. Houston. Comment penser comme un mathématicien. de boeck

[5] G. Israel & Ana Lillan Gasca. Pensare in matematica. Zanichelli.

[6] B. Rittaud. Les Mathématiques, idées reçues. Éditions Le Cavalieur Bleu.

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

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