Les maths et le football

Tribune libre
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Publié le 7 mars 2009

 

En 1994, plus précisément le 17 octobre, eut lieu un évènement important : Andrew Wiles fit parvenir à la communauté mathématique deux articles, dont l’un en collaboration avec Richard Taylor, démontrant la modularité de beaucoup de courbes elliptiques sur le corps des nombres rationnels. Par les travaux antérieurs d’autres arithméticiens, ce résultat avait comme corollaire le Dernier Théorème de Fermat : {« si \(x,y,z\) sont des entiers positifs et \(n\) un entier supérieur ou égal à \(3\),
alors \(x^n+y^n+z^n=0\) entraîne \( xyz=0 \), »} qui avait résisté pendant plus de 300 ans aux assauts des plus grands mathématiciens. Il s’agissait donc d’un résultat historique qui eut droit, fait exceptionnel pour des mathématiques pures, à quelques lignes à la une de divers grands quotidiens français et étrangers, et même à quelques secondes à la fin d’un ou deux journaux télévisés. Depuis, les idées et techniques nouvelles introduites par Wiles n’ont cessé d’être mieux comprises, raffinées, généralisées, ont conduit à d’autres développements importants en arithmétique et ont inspiré une multitude d’articles.

En 1994, plus précisément le 17 juin, eut lieu un autre évènement «important» : le début de la coupe du monde de football. Là, la couverture médiatique fut d’une toute autre ampleur. Pendant un mois, comme tous les quatre ans, les journaux, radios, télés eurent un seul sujet à leur une. Pendant un mois, comme tous les quatre ans, une grande partie de la population mondiale fonctionna au ralenti, ne vivant par procuration qu’au rythme des tirs au but, coups francs et autres hors-jeux. Et encore, chez nous, un but salvateur d’un attaquant bulgare lors des éliminatoires de l’année précédente nous avait fait grâce de la participation de la France, ce qui atténua la déferlante médiatique dans l’hexagone. Mais à n’en pas douter, tous ceux que le football-spectacle, et plus généralement le sport médiatisé, laissaient indifférents ne purent une nouvelle fois y échapper…

On peut se demander ce qu’il serait advenu de la modeste couverture médiatique du résultat de Wiles si ce dernier avait travaillé plus vite et s’il avait sorti ses articles exactement quatre mois plus tôt, le 17 juin au lieu du 17 octobre. Je vous donne la réponse : son théorème serait passé totalement inaperçu du grand public (à supposer que quelques journalistes inconscients lui eussent encore réservé deux ou trois lignes dans leurs colonnes). Il semble donc clair que, de ces deux évènements de 1994, le deuxième est d’une importance infiniment supérieure au premier. Et pourtant, comment l’Histoire les jugera-t-elle dans trois siècles, c’est-à-dire le temps qu’il a fallu pour démontrer le théorème de Fermat ? Et bien je suis prêt à prendre le pari suivant dans l’au-delà : le théorème de Fermat-Wiles sera toujours là, lu, admiré, respecté par un petit nombre d’individus, et peut-être même encore sa démonstration étudiée en détails par quelques mathématiciens (s’il en reste). Mais les matchs de la coupe du monde de 1994, même la finale (qui, si j’en crois ce que je lis sur le Web, se solda par un piteux échange de tirs aux buts), auront, eux, tous sombré dans l’oubli.

Moi qui, enfant, ai pratiqué le football avec joie pendant des années comme un jeu et qui suis maintenant effrayé par une société de plus en plus frénétiquement «sportisante», je garde chevillé au corps ce triste espoir : nous, pauvres matheux, aurons peut-être notre revanche dans l’éternité.

ÉCRIT PAR

Christophe Breuil

Directeur de recherche - Université Paris-Saclay

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