Les rêveurs lunaires

Recension

Quatre génies qui ont changé l’histoire

Publié le 19 octobre 2015

Vous aimez les histoires juives ? Euh…

Ce sont deux enfants juifs, Leo et Ede. Ils se disputent, c’est violent. Ils demandent à voir le rabbin pour régler leur différend. Le rabbin est en train de dîner avec sa femme, mais il accepte de les recevoir.

  • Je veux bien entendre ce qui vous oppose. Commençons par toi, Leo.
  • Rabbin, nous avons construit cette bombe atomique dans notre jardin. Elle sera bien utile pour intimider nos ennemis. Mais elle peut aussi faire de gros dégâts, et nous ne parvenons pas à nous mettre d’accord sur son utilisation. Rabbin, c’est nous qui avons construit cette bombe, nous en avons donc la responsabilité, et en outre, nous connaissons son fonctionnement mieux que personne. Il est donc logique que nous puissions nous-mêmes décider de son usage.
  • (Le rabbin) Tu as raison, bien sûr. Que voulais-tu dire, Ede ? em Rabbin, si nous avons construit cette bombe, c’est avant tout pour l’amour de la curiosité et non pour être utile. Nous ne sommes pas plus doués que les autres membres de la famille pour les affaires sociales, peut-être moins ; son pouvoir affecte tout le monde, et c’est donc au chef de famille de décider ce que l’on en fera ; nous n’avons pas voix au chapitre.
  • (Le rabbin) C’est clair, tu as raison.
  • (La femme du rabbin) Mais ils défendent des points de vue contraires, tu ne peux pas dire au premier qu’il a raison et au second qu’il a raison !

Le rabbin marque une pause… Il réfléchit, tout le monde attend son verdict… Et il répond à sa femme.

  • Toi aussi, tu as raison. Et il reprend son repas.

Les rêveurs lunaires, c’est une bande dessinée, ou plutôt un roman graphique, autour de quatre génies qui ont changé l’histoire. Les protagonistes : Werner Heisenberg, Alan Turing, Leo Szilard et Hugh Dowding. Autant dire : un incertain, un affranchi, un prophète errant et un chevalier du ciel. « Physiciens, mathématicien et militaire, ils ont été les acteurs cruciaux autant que discrets d’une aventure qui les dépassait : la Seconde Guerre Mondiale. Un jour, une nuit, en se promenant dans la rue ou en rêvant au clair de lune, ils ont eu un éclair de lucidité qui a changé la face du monde. »

Ce très bel ouvrage est le résultat d’une collaboration inhabituelle entre un mathématicien, fantastique conteur d’histoires, et un illustrateur tout aussi talentueux et non moins célèbre. L’aventure a démarré en 2012, à la suite des célébrations du centenaire de Turing, par une rencontre inattendue 3Effet du petit monde, les deux futurs complices étaient sans le savoir à distance 3 l’un de l’autre… entre Cédric Villani et Edmond Baudoin. Puis l’idée a germé de raconter l’histoire de ces quatre personnages, si différents a priori, mais qui éclaire sous divers angles le rôle des scientifiques et des militaires dans ce milieu de XX° siècle, alors que les livres d’histoire ne retiennent bien souvent que les noms des grandes figures politiques. Cet ouvrage, c’est aussi et surtout l’occasion de réfléchir au problème de la responsabilité des scientifiques, et de se rappeler que la science est faite par des femmes et des hommes qui doutent et qui ont aussi conscience des implications potentielles de leurs travaux. Qui a raison ? Leo ou Ede ? Quelle est la meilleure attitude à avoir ? Peut-on balayer ces questions d’un simple mépris quand on connaît la formidable puissance destructrice de la bombe atomique, fruit d’un immense travail pour mieux comprendre la structure intime de la matière ? Suffit-il de s’intéresser aux questions mathématiques les plus abstraites pour s’épargner ce genre de réflexion ? Pas si sûr… Allons-nous continuer la recherche scientifique ? se demandait lui aussi Alexander Grothendieck le 27 janvier 1972 dans l’amphithéâtre du CERN.

Science, technologie et politique sont chaque jour un peu plus intriquées encore, que l’on pense à l’intelligence artificielle, la confidentialité des échanges, l’ingénierie biologique… la liste des sujets est sans fin. « Les réflexions de la science ne sont pleinement accessibles qu’à un cercle restreint de scientifiques avertis. Mais la science a pour devoir de dissiper l’idée qui prétend que son travail se déroule à l’intérieur d’une sorte de société secrète. Elle doit gagner la confiance de l’opinion et publier pour ce faire un maximum de résultats et de réflexions. » Des mots, en forme de testament pourrait-on dire, livrés par Heisenberg en 1975.

Cette bande dessinée, c’est enfin l’opportunité de faire connaissance avec Hugh Dowding, qui a joué un rôle clé pendant la guerre, notamment pendant la bataille d’Angleterre, conscient de l’importance d’intégrer des technologies comme le radar dans les armements et extrêmement soucieux de la sécurité de ses pilotes. L’occasion aussi de voir comment Leo Szilard a « fait de son mieux » 4Ce sera son épitaphe., en prenant à bras le corps le problème politique à l’échelle mondiale de l’arme nucléaire ; de retrouver Alan Turing l’esprit sans cesse bouillonnant, inventant le futur tout en subissant les intolérances de son temps, ainsi qu’Heisenberg pris dans une sorte d’inextricable contradiction que la bande dessinée nous donne à vivre à travers les dossiers de Farm Hall, ces retranscriptions des enregistrements secrets de dix scientifiques allemands détenus par les Anglais en 1945.

Les quatre héros de cette bande dessinée, des rêveurs lunaires ? « Espérer puiser de l’énergie dans la transformation des atomes, c’est se laisser aller à une rêverie lunaire », avait ainsi parlé Ernest Rutherford, l’un des pères de la physique nucléaire. En ce sens, on peut sûrement qualifier de rêveurs lunaires bon nombre de savants de l’époque. Mais il ne faut pas se laisser tromper par l’expression : les scientifiques embarqués dans le projet Manhattan par exemple avaient les pieds bien sur terre et étaient parfaitement conscients des implications dévastatrices de leurs travaux. L’explosion des connaissances scientifiques et des domaines de recherche fait qu’il y a sûrement aujourd’hui beaucoup plus de vrais rêveurs lunaires qu’à l’époque de von Neumann ! Et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle.

  • Scénario : Baudoin, Cédric Villani
  • Dessin : Baudoin
  • Coédition Gallimard/Grasset
  • Collection : Bandes dessinées hors collection
  • Date de parution : 2 avril 2015
  • 192 pages, 190 x 260 mm, 22 euros
  • ISBN : 9782070665938

Post-scriptum

Ce billet est paru simultanément dans les colonnes de la Gazette de la SMF : numéro 146, octobre 2015.

ÉCRIT PAR

Aurélien Alvarez

Professeur - Rédacteur en chef d'IdM - École normale supérieure de Lyon

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