L’apparition de l’ordinateur, et l’informatique en général, ont largement influencé une grosse partie des activités humaines, les mathématiques faisant partie du lot. J’aimerais discuter la place qu’il a dans mon activité et dans celle de mes collègues, et peut-être spéculer sur celle qu’il va prendre.
Le calcul par ordinateur
Tout d’abord, la place le rôle le plus évident que joue l’ordinateur est de faire des calculs rapidement. Au risque de surprendre certains lecteurs, c’est clairement le moins important en ce qui me concerne, et en ce qui qui concerne une bonne partie de mes collègues : en effet, les mathématiques sont affaire de concepts avant d’être affaire de calculs.
En fait, l’usage du calcul par ordinateur est très variable suivant les disciplines à l’intérieur des mathématiques. L’analyse numérique et le calcul scientifique en font un usage intensif, mais on trouve aussi des théoriciens des nombres ou des topologues, par exemple, pour l’utiliser en ce sens.
Je ne parlerai pas plus de cet aspect pour plusieurs raisons : je ne suis pas le mieux placé pour le faire et c’est le rôle qui vient en premier à l’esprit à tout un chacun. Tout de même, afin de ne pas laisser sous-estimer l’importance de cet aspect, je mentionne un vague souvenir : un mathématicien français s’est je crois émerveillé de l’introduction des tables de logarithme, qui en ramenant les multiplications à des additions permettaient de calculer en quelques heures ce qui prenait auparavant plusieurs semaines. Je vous laisse imaginer ce que représente alors l’ordinateur !
LaTeX
Une évolution très importante dans l’usage de l’informatique en mathématiques est l’apparition de \(TEX\) puis de \(LaTeX\). Ce sont des logiciels de composition qui permettent d’écrire facilement des textes mathématiques contenant beaucoup de formules, avec au choix un très bon contrôle sur la mise en page ou des automatismes efficaces, et un rendu de qualité professionnelle (en fait, bien meilleurs que tout ce qu’obtiennent les éditeurs n’utilisant pas ces logiciels). Alors que taper à la machine les textes des chercheurs était un des rôle des secrétaires dans les laboratoires il y a quelques lustres, de nos jours la quasi-totalité des mathématiciens écrivent eux-même leurs articles avec LaTeX, et les revues demandent toutes ce format.
L’internet 1
En fait, comme dans beaucoup d’autres domaines, la révolution informatique la plus importante pour les mathématiques est sans doute l’arrivée d’internet. En effet, la communication est un aspect crucial de la recherche. Lorsqu’un mathématicien a besoin d’une information d’un collègue d’une autre université, il lui écrit un courrier électronique qui parvient à son destinataire presque instantanément alors qu’il lui fallait auparavant envoyer une lettre qui pouvait mettre des jours ou des semaines, suivant l’époque, à lui parvenir. Cet aspect est particulièrement sensible pour les collaborations : écrire un article à plusieurs quand on n’est pas tous dans la même université est beaucoup plus simple avec un moyen de communication écrit rapide.
Plus important encore, les articles de recherche sont souvent disponibles très facilement, sur la page web de leurs auteurs, sur des sites dédiés au dépôt d’articles de recherche comme ArXiv, ou sur les sites web des éditeurs. L’accès à ces derniers est en général payant, mais il y a aussi des éditeurs qui laissent l’accès gratuit à tous les articles quelques années après leur parution. Même les documents de l’aire préinformatique sont souvent numérisés et mis en ligne (c’est par exemple le rôle de Numdam). Finalement, c’est la recherche des article pertinents qui est maintenant le plus long dans la bibliographie ; heureusement des outils existent, en ligne eux aussi : MathSciNet et Zentralblatt indexent l’ensemble des articles de mathématiques publiés depuis plusieurs dizaines d’années.
L’internet 2
Mais internet change, puisque nous somme à l’ère du « web 2.0 », et de nouvelles façons de l’utiliser commencent à apparaître. Par exemple, certains mathématiciens tiennent des blogs, le plus célèbre et le plus impressionnant étant certainement celui de Terence Tao. Les deux autres exemples que je donne concernent pour l’instant une toute petite minorité de la communauté mathématique, mais ils seront peut-être amenés à se développer.
Les projets polymath, nés sous l’impulsion notamment de Timothy Gowers, sont une sorte de World of Warcraft mathématique. L’idée est simple : à partir d’un problème ouvert, ou d’un théorème dont on aimerait trouver une nouvelle démonstration, une piste de réflexion est lancée et chaque mathématicien qui passe est invité à y réfléchir et à proposer des pistes. Les idées de chacun sont discutée, approfondies, réfutées dans un joyeux foutoir collaboratif que quelques-uns tentent d’organiser. Si tout se passe bien, après quelque temps cette recherche « massivement collaborative » permet une avancée significative et quelques-uns des participants se chargent de mettre en forme un article. L’ensemble des débats et du processus menant aux démonstration est conservé et accessible sur internet. Pour être honnête, il ne s’agit pas (pas encore ?) d’une collaboration si massive, puisque le premier projet polymath a impliqué sérieusement une grosse vingtaine de personne. Mais comme la plupart des articles mathématiques sont écris par au plus trois personnes, il s’agit tout de même d’un autre ordre de grandeur.
Dans une veine légèrement différente, MathOverflow est un site de questions-réponses pour mathématiciens professionnels. On peut y poser des questions, et répondre aux questions posées, que ce soient des questions de bibliographie (où apprendre les bases dans tel domaine ?) ou de mathématiques (telle propriété me semble vraie mais je n’arrive pas à la démontrer, est-ce connu, y a-t-il une astuce qui m’a échappé ?). Pour éviter que le site soit envahi de questions scolaires (les étudiants étant parfois prompt à tenter de faire faire leurs devoirs par d’autres sur internet), un système de points détermine les droits de chaque utilisateur sur le site (possibilité de commenter les messages, de voter pour sélectionner les plus pertinents, de clore les questions qui ne sont pas adaptées au site par exemple). Ceci donne un aspect « jeu vidéo » un peu bizarre, mais le filtre semble fonctionner assez efficacement. Après moins d’un an de vie, il y a déjà au moins un article issu d’une question posée sur Mathoverflow et de sa réponse, cosigné par les auteurs des deux messages, et au moins un article citant des réponses dans les remerciements. Ça peut ne paraître pas énorme vu qu’on arrive aux 10 000 questions posées, mais un passage sur Mathoverflow est surtout une occasion de faciliter la découverte d’un domaine qu’on aborde (il y a d’ailleurs beaucoup de doctorants), d’élargir sa culture, ou d’aider les autres dans ces deux objectifs. Il est sans doute un peu tôt pour dire l’importance que prendra ce site, mais l’idée me semble très intéressante.
Et après ?
Il est tentant de se demander ce qui va suivre. Comment peut-on imaginer utiliser l’outil internet pour faciliter la découverte mathématique ? Une piste sérieuse concerne la mutation des journaux. Le simple interfaçage des références bibliographique, qui permettrait d’aller en un clic d’un article à tout article qu’il cite, serait un pas de plus dans la révolution internet. Plus ambitieux, on verra peut-être apparaître des journaux purement électroniques (ça existe déjà), et qui utiliserons à la fois les techniques du web 1.0 (articles organisés en arborescence où on peut faire des parenthèses facultatives, etc.) et du web 2.0 (contenu additionnel sous forme d’images, de vidéos, d’applet, etc.).