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Le texte qui suit est une traduction française d’un article déposé sur le site du congrès international d’Hyderabad. Le comité de rédaction de Images des Mathématiques remercie chaleureusement son auteur, Julie Rehmeyer, de nous avoir autorisés à le reproduire et Benoît Kloeckner d’avoir bien voulu le traduire.
Cédric Villani vient de recevoir la médaille Fields « pour ses preuves de l’amortissement de Landau non linéaire et de la convergence vers l’équilibre dans l’équation de Boltzmann. »
Cédric Villani a permis une compréhension mathématique profonde de plusieurs phénomènes physiques. Son interprétation mathématique du concept d’entropie lui a notamment permis de résoudre des problèmes majeurs inspirés par la physique. Ses résultats ont de plus eu des conséquences à l’intérieur des mathématiques, établissant des relations entre ces deux domaines et les enrichissant tous les deux.
Villani a commencé sa carrière mathématique en réexaminant l’une des théories les plus frappantes et controversées de la physique du XIXe siècle. En 1872, Ludwig Boltzmann a étudié le comportement d’un gaz initialement contenu dans un récipient, dont on ouvre le couvercle : le gaz s’échappe alors et remplit la pièce. Boltzmann expliquait le phénomène en calculant la probabilité qu’une molécule de gaz se trouve à un endroit précis et se déplace dans une direction précise à un moment donné — alors que la théorie atomique n’était même pas encore complètement acceptée. Plus choquant encore, son équation impliquait une orientation du temps.
Le problème était le suivant : quand les molécules rebondissent les unes sur les autres, leurs interactions sont décrites par la loi de Newton, où le temps est entièrement réversible. Ainsi, en principe, on pourrait arrêter le temps, envoyer chaque molécule dans la direction exacte d’où elle vient et elles retraceraient alors exactement leur chemin en sens inverse, revenant toutes dans le récipient. Mais l’équation de Boltzmann n’est *pas* réversible : les molécules vont presque toujours d’un état ordonné (dans l’exemple, enfermées dans le récipient) à un état moins ordonné (réparties à travers la pièce). En termes techniques, l’entropie augmente.
Dans les décennies qui ont suivi, les physiciens se sont réconciliés avec l’apparition d’entropie dans des phénomènes gouvernés par des lois réversibles et l’entropie est devenue un concept clé en physique, en théorie des probabilités et en théorie de l’information. Toutefois, une question restait sans réponse : à quelle vitesse l’entropie augmente-t-elle ? Des expériences et des simulations numériques ont pu fournir des ordres de grandeur, mais le phénomène restait mal compris.
Villani, avec ses collaborateurs Giuseppe Toscani et Laurent Desvillettes, a développé les fondations mathématiques en permettant une analyse rigoureuse, même quand l’état initial du gaz est très ordonné et que le temps nécessaire pour atteindre son état désordonné d’équilibre est très grand. Cette découverte a eu une conséquence complètement inattendue : si l’entropie augmente toujours, cette augmentation peut être très rapide ou très lente. Son travail a également révélé des relations entre l’entropie et des domaines mathématiques apparemment déconnectés, comme l’inégalité de Korn en théorie de l’élasticité.
Par la suite, Villani a tourné sa compréhension profonde de l’entropie vers une autre théorie anciennement controversée. En 1946, le physicien soviétique Lev Davidovich Landau a avancé une affirmation presque choquante : dans certaines circonstances, un phénomène peut converger vers l’équilibre sans augmenter l’entropie.
Dans un gaz, les deux phénomènes vont toujours de pair. Le gaz qui se répand dans une pièce approche l’équilibre en perdant l’ordre qu’il avait initialement, augmentant son entropie autant que possible. Mais Landau prétendait que pour un plasma, un état de la matière qui ressemble à un gaz mais qui contient tellement d’énergie que les électrons sont arrachés aux atomes, c’était une autre histoire. Dans un plasma, les particules chargées, qui flottent librement, créent un champ électrique qui en retour influence leurs déplacements. Alors que dans un gaz, les particules s’influencent les unes les autres uniquement lors de leurs collisions, les particules d’un plasma s’influencent aussi à distance. Par conséquent, l’équation de Boltzmann pour les gaz ne s’applique pas aux plasmas ; elle doit être remplacée par l’équation de Vlasov-Poisson, qui est réversible et donc incompatible avec l’augmentation de l’entropie.
Cependant les plasmas, comme les gaz, se répandent et tendent à un état d’équilibre. On pensait que ça n’arrivait que parce que des collisions entre atomes avaient également lieu. Mais Landau prétendait que même sans collision, le plasma se rapprocherait de l’équilibre suite à une diminution du champ électrique. Il le démontra, mais seulement pour une version simplifiée, linéaire, de l’équation de Vlasov-Poisson.
Malgré de nombreuses recherches, au cours des 60 années suivantes la compréhension de la convergence vers cet état d’équilibre a peu progressé et on a enregistré peu d’avancées vers la démonstration de la conjecture de Landau pour l’équation de Vlasov-Poisson non linéaire. L’année dernière Villani, en collaboration avec Clément Mouhot, est arrivé à comprendre le phénomène en détails et a prouvé que Landau avait raison.
Un troisième grand domaine dans lequel Villani a travaillé semblait initialement n’avoir rien à voir avec l’entropie, jusqu’à ce qu’il leur trouve une relation profonde et transforme le sujet. Il s’agit du transport optimal qui s’est développé à partir d’une question des plus pratiques : supposons que vous disposiez d’un certain nombre de mines et d’usines, réparties sur un territoire. On se donne les différents coûts de transport pour amener le minerai d’une mine donnée à une usine donnée. Quelle est la répartition la plus économique pour transporter l’ensemble du minerai vers les usines ?
Ce problème a d’abord été étudié par le mathématicien français Gaspard Monge en 1781 et fut redécouvert par le mathématicien russe Leonid Kantorovich en 1938. Le travail de Kantorovich sur ce sujet a donné naissance à un domaine de recherche à part entière, la programmation linéaire, lui a valu le « prix Nobel » d’économie en 1975, et a essaimé dans un grand nombre de domaines incluant la météorologie, les systèmes dynamiques, la mécanique des fluides, les réseaux d’irrigation, la reconstruction d’image, la cosmologie, la conception d’antennes et, ces dernières années, les mathématiques.
Villani et Felix Otto ont mis en évidence une relation cruciale quand ils réalisèrent que la diffusion des gaz pouvait être comprise dans le cadre du transport optimal. Une configuration initiale des particules d’un gaz peut être vue comme l’ensemble des mines, et une configuration ultérieure comme l’ensemble des usines (plus précisément, c’est la distribution probabiliste des particules qui joue chacun de ces rôles). Plus les particules de gaz doivent bouger d’une configuration à une autre, plus le coût est élevé.
On peut alors imaginer que chaque configuration possible correspond à un point dans un paysage montagneux abstrait. La distance entre deux points est définie comme le coût d’un transport optimal et la hauteur de chaque point représente l’entropie de la configuration (les points les plus bas ayant l’entropie la plus grande). Ceci donne une très belle manière de comprendre le comportement d’un gaz se répartissant dans une pièce : tout se passe comme si le gaz était une pierre qui descend en roulant le long des pentes de ce paysage abstrait, chaque point de sa trajectoire décrivant son état à un moment donné.
Supposons maintenant qu’un ventilateur soit en marche dans la pièce, de sorte que le gaz ne va pas se répartir uniformément lors de sa diffusion. Mathématiquement, on peut modéliser ce phénomène en considérant que l’espace dans lequel le gaz se déplace est tordu, ou courbé. Villani et Otto ont réalisé que la courbure de la pièce dans laquelle le gaz se répand doit se traduire dans la topographie du paysage abstrait. Cette connexion leur a permis d’appliquer la bonne compréhension mathématique que l’on a de la courbure (en particulier la courbure de Ricci qui s’est révélée cruciale dans la résolution de la conjecture de Poincaré) pour répondre à des questions sur le transport optimal.
Villani et John Lott ont de plus réussi à généraliser la théorie de la courbure en utilisant ces liens avec le transport optimal. Par exemple, les mathématiciens ne savaient pas comment définir la courbure de Ricci dans certaines situations, notamment en présence d’un coin anguleux. Villani et Lott (et, parallèlement et en utilisant d’autres méthodes, Karl-Theodor Sturm) ont utilisé le transport optimal pour donner une telle définition et pousser la compréhension mathématique de la courbure un cran plus loin. Cette profondeur dans la compréhension et le développement de nouvelles relations entre différents domaines est typique du travail de Villani.
Post-scriptum
Article édité par Ghys, Étienne
1h01
Merci pour cet article très clair et très instructif.
11h51
Cher Villani, puisque les questions de courbure vous intéressent, peut-être seriez-vous intéressé aussi par mon article aux CRAS :
« Une propriété caractéristique des variétés kâhlériennes à courbure holomorphe constante » référence ici :
kosmosya.xooit.fr/index.php rubrique:sciences
Il et vrai qu’il date de 1964 mais il a eu des prolongements avec les travaux du Japonais TANNO que vous trouverez sur le Net.
Merci de votre réponse
15h51
Première critique du dernier livre de Villani :
Article de yann MOIX dans le « Figaro littéraire » daté du 29 août 2012
Titre : « VILLANI, un poète des nécessités »
“Cédric VILLANI est, comme tous les mathématiciens, un poète des nécessités.
Des relations nécessaires entre les essences pures.
Dans « Théorème vivant » il raconte avec effervescence la beauté de sa manie : chercher, trouver.
Les formules mathématiques sont ici livrées à l’état brut, les équations sont en liberté dans leur écosystème,
sans concessions, scintillantes, mystérieuses, abruptes, élégantes.
Intégrales triples, sommes algébriques, dérivées partielles, séries de Fourier, rien ne manque.
Mais par une énigme inédite, par une insolite alchimie, le lecteur profane ne reste pas à la porte :
il est emporté par une énergie spéciale.
Cette énergie, c’est celle de l’enfance.
On ne cesse d’être frappé, à la lecture de cet ouvrage à nul autre pareil,
par la candeur de l’auteur, sa naïveté, sa fraïcheur.
Ses dégagements sur les paysages de campus, son idole Catherine RIBEIRO, les petits oiseaux ou l’amour,
devraient prêter à sourire.
Mais quelque chose de très profond congédie toute moquerie :
le sujet de cette vie, de ce destin, de ce livre, c’est la FRAICHEUR, la perpétuelle inventivité.
Sous la candeur, le génie mathématique.
Le prélude nécessaire à toute découverte, à toute explosion.
C’est un enfant qui a écrit ce livre.
Parce que seul un enfant peut tout voir à neuf, comme s’il nettoyait le monde à chaque regard qu’il pose sur lui.
Le cerveau de VILLANI, ce livre en apporte la preuve, a besoin de cette infantilité, de cette immaturité,
pour cerner l’infinie complexité des mondes qu’il découvre, qu’il bâtit, qu’il défriche, qu’il invente.
« Théorème vivant », jusque dans son étanchéité de lecture, est un roman d’aventure raconté à des adultes, mais par un petit enfant.
La prouesse intellectuelle n’est jamais soulignée :
ce qui se libère à nos yeux, c’est l’étonnement ;
et d’abord, le propre étonnement de celui qui voit, qui a vu le premier, a été le seul et le premier à voir, à démontrer, à prouver.
Aventure de celui qui va plus loin que ses prédécesseurs, dans des boues mathématiques
où l’on s’enfonce aussi aisément que dans des sables mouvants.
Il y a une prime à l’intuition, à la candeur et au courage, à l’inconscience surtout.
VILLANI est lui-même, il ne sait parler que sa langue, c’est précisément la marque de l’écrivain.
Que cette langue soit imperméable ou non, il suffit d’aller faire un tour du côté de JOYCE pour se persuader que la question n’est pas là.
Voici un roman d’un genre neuf.
Le « roman ultraspécialisé marche ou crève ».Il fallait oser se livrer sans rien dévoiler ou réciproquement.
L’important est de ne pas se trahir.
Avec son altitude qu’il n’a pas souhaité rabaisser, sa folie qu’il n’a
pas daigné lisser, sa démesure qu’il n’a pas cherché à brider
et sa gentille gentillesse qu’il ne s’est pas contraint à brusquer,
VILLANI fait une entrée personnelle, unique, genre HAPAX, dans la
littérature française…”