
Le texte qui suit est une traduction française d’un article déposé sur le site du congrès international d’Hyderabad. Le comité de rédaction de Images des Mathématiques remercie chaleureusement son auteur, Julie Rehmeyer, de nous avoir autorisés à le reproduire et Benoît Kloeckner d’avoir bien voulu le traduire.
Elon Lindenstrauss vient de recevoir la médaille Fields « Pour ses résultats sur la rigidité des mesures en théorie ergodique, et leurs applications à la théorie des nombres. »
Elon Lindenstrauss a développé des outils théoriques extraordinairement puissants en théorie ergodique, un champ des mathématiques originellement conçu pour comprendre la mécanique céleste. Sa très bonne compréhension de la théorie ergodique lui a ensuite permis de les utiliser pour résoudre une série de problèmes importants dans des domaines mathématiques apparemment très éloignés. On s’attend à ce que ses méthodes permettent de nouvelles révélations mathématiques dans les décennies à venir.
La théorie ergodique s’intéresse aux systèmes dynamiques, qui sont simplement des modèles mathématiques décrivant comment un système change avec le temps. Un système dynamique peut par exemple modéliser la trajectoire d’une boule sur un billard sans frottement et sans trou. La boule se déplace en ligne droite jusqu’à ce qu’elle atteigne le bord, contre lequel elle rebondit comme si elle était réfléchie par un miroir. Si la table de billard est rectangulaire, ce système dynamique est assez simple et prévisible, car une boule lancée dans n’importe quelle direction va rebondir sur chacun des quatre côtés avec toujours le même angle. Mais imaginons que la table de billard soit en forme de stade, avec des extrémités arrondies. Dans ce cas, une boule partant de presque n’importe quelle position dans presque n’importe quelle direction va parcourir le stade dans tous les sens, rebondissant sur le bord suivant des angles toujours changeants. Les systèmes qui présentent ce genre de comportements compliqués sont qualifiés d’« ergodiques ».
-
Billard non ergodique dans une ellipse
-
Billard ergodique dans un stade
Pour décrire cette notion de trajectoires parcourant l’ensemble de l’espace disponible, les mathématiciens parlent de « mesure ergodique ». On peut penser à une mesure comme à une façon souple de calculer les aires, et pour un système dynamique, posséder une mesure ergodique signifie essentiellement que la position du système va passer la même fraction de temps dans deux régions de l’espace si celles-ci ont la même aire. Au contraire, dans le billard rectangulaire (qui n’est bien sûr pas ergodique), le centre verra très peu de trafic dans presque toutes les directions.
Dans beaucoup de systèmes dynamiques, il y a plusieurs mesures ergodiques, c’est-à-dire plusieurs façon de calculer l’aire suivant laquelle les parties d’aires égales voient passer aussi souvent les trajectoires. En fait, les mesures invariantes sont même souvent en nombre infini. Cependant, Lindenstrauss a montré que dans certains circonstances, il ne peut y avoir qu’un très petit nombre de mesures ergodiques. Cette propriété se révèle être un outil extrêmement puissant, une sorte de marteau qui peut casser des problèmes difficiles.
Lindenstrauss s’est effectivement servi de son marteau pour casser des problèmes durs. Un exemple est fourni par ce qu’on appelle les « {approximations diophantiennes} », c’est-à-dire le problème de trouver des nombres rationnels qui approchent bien un nombre irrationnel. Ainsi, \(\pi\) est très proche de 22/7. Le nombre rationnel 179/57 est un peu plus proche encore, mais comme son dénominateur est beaucoup plus grand il n’est pas nécessairement aussi utile. Au début du XIXe siècle, le mathématicien allemand Johan Dirichlet a proposé un critère pour juger de la qualité d’une approximation : que l’imprécision d’une approximation rationnelle \(p/q\) soit inférieure à \(1/q^2\). Il a ensuite démontré assez simplement que tout nombre irrationnel admet une infinité d’approximations satisfaisant à ce critère. Il a donc montré que pour tout nombre réel \(\alpha\), il y a une infinité d’entiers \(p\) et \(q\) tels que \(|\alpha-p/q| < 1/q^2\).
Il y a quatre-vingt ans, le mathématicien britannique John Edensor Littlewood a proposé un énoncé analogue à celui de Dirichlet, concernant les approximations simultanées de deux nombres irrationnels : il pensait qu’il devrait être possible de trouver des approximations \(p/q\) de \(\alpha\) et \(r/q\) de \(\beta\), telles que le produit des deux imprécisions puisse être rendu aussi petit que voulu.
Plus précisément, donnons-nous \(\alpha\) \(\beta\) deux nombres réels, et un \(\varepsilon>0\), alors il s’agit de montrer qu’il existe des approximations \(p/q\) de \(\alpha\) et \(r/q\) de \(\beta\) telles que \[|\alpha -p/q|\times|\beta -r/q|<\varepsilon/q^3.\]
Il donna le problème à son étudiant de thèse, en pensant que la démonstration ne pouvait pas être beaucoup plus difficile que celle de Dirichlet. Mais la conjecture de Littlewood s’est révélée extraordinairement difficile, et jusqu’à récemment il n’y avait eu aucun progrès substantiel la concernant.
Alors Lindenstrauss appliqua ses outils de théorie ergodique à la question, dans un travail commun avec Manfred Einsiedler et Anatole Katok. La théorie ergodique peut paraître un choix étrange pour un problème qui n’implique ni système dynamique ni temps, mais les associations incongrues sont parfois les plus puissantes. Reformulons le problème de Littlewood de façon à faire apparaître la connexion : tout d’abord,
imaginez un carré et collez le côté du haut avec le côté du bas, de sorte à obtenir un cylindre. Maintenant, en collant le côté droit sur le côté gauche vous obtiendrez une forme qu’on appelle un tore, et qui ressemble à une bouée. On peut rouler sur lui-même le plan entier et obtenir cette forme, en appliquant un point du plan de coordonnées \((x,y)\) sur le point du carré dont l’abscisse est la partie décimale de \(x\), et dont l’ordonnée est la
partie décimale de \(y\). Ce tore est l’espace de notre système dynamique. On peut alors définir une transformation en envoyant tout point \((x,y)\) sur le point \((x+\alpha,y+\beta)\). Si \(\alpha\) et \(\beta\) sont irrationnels (ou plus précisément, s’ils ne sont pas rationnellement dépendants), ce système est ergodique. La conjecture de Littlewood se traduit alors par l’affirmation suivante : les trajectoires de ce système passent extrêmement
près de l’origine si on itère la transformation un nombre suffisamment grand de fois. Le nombre d’itération sera alors le dénominateur des fractions approchant \(\alpha\) et \(\beta\).
En utilisant une reformulation de la conjecture de Littlewood à l’aide d’un système dynamique plus complexe, l’équipe a franchi une étape importante vers sa résolution : ils ont montré que s’il y a des paires de nombres pour lesquels la conjecture est fausse, alors il y en a très peu, une proportion négligeable de tous les nombres.
Un autre exemple de la portée du travail de Lindenstrauss est sa preuve du premier cas non trivial de la conjecture de l’unique ergodicité quantique arithmétique. Les systèmes ergodiques apparaissent souvent en physique, car dès que trois corps interagissent, par exemple, le système commence à se comporter d’une façon plutôt ergodique. Mais si les interactions ont lieu à l’échelle quantique, on ne peut pas les décrire à l’aide des outils ordinaires de la théorie ergodique : dans la théorie quantique les points ne suivent pas des trajectoires bien définies, avec des positions bien définies. On est contraint de considérer plutôt la probabilité qu’un point soit présent à un endroit particulier en un instant particulier. Analyser mathématiquement de tels systèmes s’est avéré extraordinairement difficile, et les physiciens doivent se baser sur des simulations numériques, sans disposer d’une base mathématique solide.
La conjecture de l’unique ergodicité quantique dit en gros que si vous calculez les aires en utilisant la mesure qui est naturelle pour la dynamique classique, alors au fur et à mesure que l’énergie du système augmente, cette distribution de probabilités se répartit de plus en plus uniformément dans l’espace disponible. De plus, cette mesure est la seule pour laquelle ceci est vrai. Lindenstrauss a réussi à montrer ceci dans un contexte arithmétique pour certain type de systèmes dynamiques, obtenant l’une des premières avancées importante dans l’étude rigoureuse de la théorie du chaos quantique.
Ils ne s’agit que de deux exemples des résultats remarquables de Lindenstrauss. Ses méthodes, ses outils et sa vision en amèneront probablement beaucoup plus dans les années à venir.
Post-scriptum
Les figures sont extraites de ce site présentant un colloque et un exposé grand public sur les billards (NdlR).
Article édité par Ghys, Étienne
Il est possible d’utiliser des commandes LaTeX pour rédiger des commentaires — mais nous ne recommandons pas d’en abuser ! Les formules mathématiques doivent être composées avec les balises .
Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .
Si vous souhaitez ajouter une figure ou déposer un fichier ou pour toute autre question, merci de vous adresser au secrétariat.