Ce billet revient sur une enquête internationale initiée par la Süddeutsche Zeitung et regroupant 23 médias, qui entend tirer la sonnette d’alarme sur le développement récent et rapide du business de la « fausse science » ou « fake science ». Ses résultats ont paru dans ces médias à partir du 19 juillet, en particulier dans le journal Le Monde qui y consacre un éditorial ainsi qu’une belle double page 7Cette double page comprend entre autres cet article-ci et cet article-là. dans son édition du 20 juillet.
Nous vivons une époque florissante pour la science. Il s’agit là d’un sentiment largement partagé, et je crois même n’offenser personne en parlant de consensus sur ce point. Les chiffres sont d’ailleurs là pour étayer mon propos. Ainsi, si l’on regarde le nombre d’articles scientifiques publiés chaque année sur arXiv, il a doublé entre les années 2000 et 2009, et de nouveau doublé depuis. J’ai également déjà entendu dire qu’en mathématiques, le nombre total de théorèmes connus doublait tous les 10 ans. Alors certes cela est à prendre avec des pincettes 8 Je n’ai trouvé aucune référence à ce sujet, et le « nombre de théorèmes connus » n’est pas un concept clair et simple à définir. mais cela n’en est pas moins impressionnant. Cela pourrait signifier que les 3/4 des théorèmes connus depuis l’antiquité… sont en fait plus récents que la première victoire en coupe du monde de l’équipe de France de football !
Vous me voyez parler de chiffres… mais qu’en est-il de la qualité ? Les nouveaux théorèmes sont-ils aussi importants que les anciens ? Aussi porteurs de sens, de conséquences ? Je ne me prononcerai pas sur cette qualité globale ou moyenne, mais compte plutôt parler ici de ce qui se fait de pire. De productions qui n’ont de scientifique que le nom et l’apparence. De cette « fausse science » et de son nouveau marché, aussi lucratif que frauduleux.
Au premier rang, les éditeurs prédateurs, dont nous parlions déjà sur Images des mathématiques dans cet excellent article de Jérôme Germoni. Ces pseudo-revues scientifiques ressemblent à s’y méprendre à d’autres revues sérieuses existantes. Sauf que leur nom a été subtilement modifié. Sauf que le comité éditorial est constitué de personnages fictifs issus d’universités fictives, ou bien de vraies personnalités scientifiques, reconnues, mais à l’insu de leur plein gré – voire contre leur gré. Sauf qu’il n’y a aucune relecture ni aucun contrôle sur le contenu scientifique des articles publiés. Et que les auteurs – ou les organismes auxquels ils sont affiliés – doivent s’acquitter de coûteux frais de publication9C’est également le cas pour certaines revues sérieuses, dont le modèle économique repose sur la prise en charge des frais de publication par les auteurs, et l’accès libre et gratuit pour les lecteurs. On parle de « voie dorée » ou « golden open access ». .
Sur un principe assez similaire fleurissent des pseudo-conférences scientifiques, à la pertinence scientifique vide10Typiquement, une telle conférence se présente sur un site internet bien fait, qui a l’air sérieux, s’appuie sur un comité d’organisation prestigieux… Mais, à l’instar des revues prédatrices, ce comité est en fait factice. Et une fois sur place, l’organisation de la conférence est faite a minima, les participants sont beaucoup moins nombreux que ce que le site le laissait penser, et surtout les quelques participants n’y trouvent pas les meilleurs experts de leur domaine, et travaillent dans des thématiques bien trop éloignées pour pouvoir tirer profit de leur rencontre. , et qui permettent de récolter des frais d’inscription de la part de leurs orateurs et participants – ou des organismes auxquels ils sont affiliés.
Les auteurs ou orateurs remarquent souvent la supercherie… mais trop tard, à leurs dépens. Parfois, ils utilisent au contraire ces revues sciemment pour y masquer de la contrefaçon de science, et par exemple y faire publier une « étude » étrangement avantageuse pour certains industriels peu scrupuleux 11Les mathématiques restent naturellement peu concernées par ces impostures, de par leur caractère souvent éloigné d’applications industrielles immédiates.… Parfois enfin, ils sont également poussés par la « culture du chiffre » : le nombre d’articles publiés, le nombre d’invitations à des conférences… trop souvent et de plus en plus pris comme indicateurs de la valeur d’un chercheur. On peut même légitimement se demander si cette fausse science n’est pas symptomatique de cette récente et toujours plus pressante « culture du chiffre » 12 Cette « culture du chiffre » est moins présente en France qu’aux États-Unis ou à bien d’autres endroits… mais la tendance est là, et la France n’est pas épargnée..
Cette fausse science a émergé dans les années 2000 et explose depuis 2010, au point de ne plus être marginale. Outre l’argent gaspillé (y compris l’argent public), c’est toute l’édition scientifique qui est mise en danger par le phénomène. Sa crédibilité, sa rigueur, qui sont menacées. À terme, la science risque d’être noyée dans cette pseudo-science. Et il pourrait devenir de plus en plus compliqué de les distinguer…
La prise en compte de ce phénomène, et la prise de conscience de ses dégâts actuels et de ses potentiels dégâts futurs ne semblent pourtant pas à la hauteur de l’enjeu… y compris au sein même de la communauté scientifique. Je ne peux donc que saluer, et relayer, le travail journalistique de cette coopération internationale.