Tout d’abord, c’est avec un très grand plaisir que j’ai reçu votre lettre manuscrite (janvier 2008), écrite à l’encre bleue, d’une écriture très régulière et agréable à lire, ce qui change des éternels courriers électroniques et documents typographiés qui ont envahi nos correspondances scientifiques. Les deux courtes périodes où nous avons interagi me laissent d’excellents souvenirs, et je regrette fort qu’elles aient été aussi courtes.
Prendre scrupuleusement des notes
Moi-même, je devrais m’excuser de vous répondre sans faire appel à toute la puissance esthétique du geste, trop habitué maintenant que je suis à plonger mes phalanges excitées dans le fluide électronique délicieusement figé que distille LaTeX, ce logiciel universel qui s’est insinué, en deux ou trois décennies, dans la vie intellectuelle et sensitive des mathématiciens. Toutefois, la puissance de feu des stylos reste indépassable (utiliser des couleurs !) ; et après une longue période d’hésitation, de doute, de dégoût, et de laisser-aller en recherche, j’ai solennellement décidé, prenant exemple sur un mathématicien américain distingué dont je contemplais avec admiration l’acuité et la perspicacité, j’ai décidé de prendre des notes manuscrites zélées à tout exposé et à toute conférence, afin d’exploiter pleinement cette puissance d’action extraordinaire qu’ont nos mains après vingt années merveilleuses de formation scolaire. Plutôt périr que de se priver inconsciemment des plaisirs du mouvement ! dussent-ils exiger discipline et abnégation. Prendre scrupuleusement des notes, c’est une manière de transcender toute la douleur que ressent notre cerveau à recevoir ces feux d’artifices de mathématiques incompréhensibles. Et depuis près d’un an et demi que j’habite à Paris, je contemple parfois avec une petite et légère satisfaction la pile de maintenant près de quinze centimètres (bien loin toutefois des hauteurs fantastiques qu’on peut accumuler en une année de scolarité au lycée) de notes diverses, inégales, et quasi-incompréhensibles de séminaire et de conférences que je relirai éventuellement un jour, lorsque j’en aurai besoin pour rédiger un rapport.
Rechercher l’hypothétique Grand Style
Assister à une heure d’exposé, cela produit jusqu’à huit pages de notes manuscrites colorées et pétillantes, fraîches d’une imprégnation magique et très imparfaite à la fois, surtout quand l’exposé a fait défiler une quarantaine de transparents ! Mais à l’opposé, taper une page de mathématiques déjà bien comprises sous LaTeX, cela peut prendre une journée tout entière ! Et puis les jours qui suivent, afin peut-être d’atteindre l’hypothétique Grand Style dont nous rêvons indéfiniment, toutes les pages encore tièdes sont relues impitoyablement avec le regard fluidifiant du Grand Modificateur, en remobilisant toujours violemment le Grand Tribunal du Surmoi de la Pensée qui seul sait tester et peser et les phrases en se dédoublant jusqu’à chaque virgule d’anticipation.
Empiler et stratifier
Telle est la vie de la recherche : piles de papier, renouvellement perpétuel, disparitions, inquiétudes, insatisfactions, aventures silencieuses et solitaires, livres illisibles, sentiments de ne pas « en être », retours harassés sur le ring, nouveaux chocs, etc.
Aller au-delà de l’effort, physique ou intellectuel
Avant de tenter d’en venir au fond de votre lettre, je vais me permettre de préciser quelques points de ma précédente lettre, qui semble-t-il, vous auraient paru très affirmatifs.
« Aller au-delà de l’épuisement physique ou intellectuel afin de basculer au-delà de l’effort », qu’est que cela veut dire ? C’est une idée intuitive très optimiste, je le reconnais, née vaguement d’une petite expérience, principalement sportive, dans l’endurance extrême, où quelque chose se passe qu’on peut appeler basculement « au-delà de l’effort », mais dans des circonstances singulières où les forces se rétrécissent considérablement dans la durée, et où on a l’impression, en baissant exponentiellement de régime, de jouer à saute-mouton par-dessus des ressauts d’obstacle de l’exponentielle décroissante de notre puissance physique. Bien sûr, le mur arrache les ongles, casse les membres, s’oppose, et ensuite nous terrasse ; comme vous l’écrivez, la passion peut pousser la machine au-delà de ses limites pendant un certain temps, mais le prix à payer ensuite est souvent élevé.
Consumer sa journée à chercher
Un ami à moi qui fut sixième meilleur temps français sur 1500 m il y a une trentaine d’années décrit le corps comme une pile. S’élèver très haut exige ensuite certes de très longs temps de repos. En recherche, corps et cerveaux sont des piles. Trois heures intenses de réflexion épuisent. La journée s’y consume, elle s’y perd, la journée est perdue peut-être, et le Grand Surmoi Dévastateur profite alors de notre affaiblissement et de notre piètre déception pour nous achever psychologiquement. L’après-midi commence, mais la journée, cette journée, encore une journée, et d’autres journées encore, seront, on le croit, bien vaines.
Rechercher le temps perdu
Et pourtant, la recherche se nourrit de ces pertes de temps. C’est à la recherche du Temps Perdu que le narrateur, chez Proust, consacre sa merveilleuse activité romanesque, ce temps perdu, fort en émotions, en méditations, en actions, capital de nostalgie ultérieure, et aussi, c’est le plus important, de création.
Travailler sa discipline de repos
Hélas, nul n’explique aux plus jeunes qui entrent dans la danse chaotique de la recherche, un peu après l’âge de vingt ans et après une scolarité brillante, que la régularité des rythmes qui garantit un équilibre psychologique crucial ne s’acquiert que presque par hasard, à force d’auto-discipline raisonnée, laquelle exige notamment une discipline calculée du repos du cerveau (j’y reviendrai dans un instant, et je reparlerai de l’au-delà du mur qui est aussi un rêve). Travaillons notre repos afin d’être au top pendant les courtes heures de réflexion intense. Reposons-nous dans les tâches matérielles, reposons-nous dans la rédaction de choses déjà connues, reposons-nous en reposant nos questions mathématiques, posons-les sur la table, laissons-les reposer dans notre tête, laissons-les pourrir toutes seules, rusons par raison en attendant qu’elles se résolvent plus ou moins toutes seules. Mais accumulons et développons le matériel provisoire et les dizaines de micro-questions techniques qui se dévisseront un jour.
Espérer des imprévus libérateurs
Il nous faut monter consciemment dans un temps inventé de méditation qui sera une durée mystérieuse et imprévisible d’endurance intellectuelle non délimitée. Voilà ce que je tentais d’exprimer par l’idée de basculement : parfois, la ruse, c’est de relâcher l’effort qui tétanise en conservant par derrière une sorte d’obsession tranquille imprégnée de la tension calculée d« ’y » revenir après un grand repos réparateur pendant lequel des molécules de l’inconscient dans notre cervelle nous ordonnerons de voir les choses différemment. Basculer au-delà de l’effort, c’est justement espérer des imprévus libérateurs. Tous les chercheurs le disent : ça bascule parfois à l’improviste, quand on a relâché l’effort.
Méditer intérieurement
Je vous transmets une copie d’un texte de Michèle Vergne (académicienne en mathématiques), remarquable dans sa simplicité, qui décrit de nombreuses situations de découverte imprévue après de longues périodes de souffrance et de vain acharnement. Je vous invite à bien lire et relire ce texte, je suis sûr qu’il sera utile à vos méditations et pourra vous rasséréner en montrant que les inquiétudes s’expriment d’une manière universelle. Chacun trouve alors avantage à se les exprimer intérieurement en cherchant à les contrôler pour progresser tout le temps.
Avancer chaque jour d’un vrai « epsilon »
Voilà aussi une chose extraordinairement difficile à atteindre : la conscience d’avancer chaque jour d’un vrai « epsilon » ; la capacité de répartir ses activités de la semaine entre audition d’exposés, enseignement, recherche au front, recherche d’écriture, rédaction facile, relecture, lecture au front, lecture facile, méditation, rêverie, attente de la solution, ou approfondissement des mystères.
Accepter l’humiliation permanente qu’infligent les mathématiques
Malheureusement, âgé de trente-huit ans ce 5 février 2008, je me sens incapable de vous dire vraiment comment j’ai su atteindre un petit et léger équilibre avec la recherche, surtout eu égard à l’immense inquiétude permanente qui m’habite (et qui vous habite) et dont on ne se sort que de manière transitoire, parce que dès que le travail au front recommence (la vraie recherche, la vraie écriture, la vraie pensée, les vraies questions), on se réengouffre dans le gouffre, on revisite les abysses de ses incapacités et de ses impuissances, on se refait souffrir en se traitant d’incapable, on se repense comme ne méritant jamais d’être là où on est, comme devant seulement être exclu ou jugé. Faire des mathématiques, cela impose une humiliation permanente, ce que beaucoup d’entre nous transcendent en s’imposant une auto-flagellation au front.
Prendre ses bases dans le trans-historique et l’international
Surtout qu’à notre époque d’explosion incontrôlée, quels sont les repères ? Quelques rares écoles ou structures permettent aux jeunes qui entrent dans ce monde (merveilleux et effrayant à la fois) de prendre un peu leurs bases ; mais la plupart des accès à la recherche imposent une espèce de déracinement perpétuel, un repérage spatio-temporel éclaté. Et en vérité, la recherche est internationale, transhistorique, intergalactique ou presque, dirais-je, en pensant aux chers extra-terrestres inconnus dont les mathématiques sont supérieures aux nôtres, mais qui s’éloignent toujours plus de nous à cause de l’expansion de l’Univers et que nous ne pourrons certainement jamais rencontrer à cause de cela, mais en tout cas, si l’on reste sur Terre, nos amis les plus proches sur un sujet donné vivent peut-être au Japon, en Allemagne ou en Australie, à des époques passées ou futures, et très souvent, nous ne le savons pas encore, et cela fait partie du Grand Éclatement dans lequel nous sommes pris, si déroutant par rapport aux repères familiaux, territoriaux et sociaux dans lesquels nous baignons encore et qui semblent apporter tant d’assise et d’équilibre à ceux qui s’installent dans la vie avec un métier où le but n’est pas de se poser des questions.
Maintenir vivantes les questions essentielles
Autre élément crucial, très crucial : toutes les questions que vous soulevez sont essentielles. Il ne faut pas les taire. Jamais non plus on ne doit dire qu’on ne peut pas leur apporter de réponses, comme si on se plaçait du point de vue d’un adulte responsable qui explique les choses de la vie à un adolescent avec tout le confort d’une situation sociale et professionnelle stabilisée, ce qui ne montrerait qu’un piètre refus de se confronter à ce type de questions troublant l’aisance d’une vie bien confortable.
S’interdire de répondre trop vite
Au contraire, une chose est certaine : ce qui fait la grandeur intellectuelle d’un penseur, c’est de pouvoir maintenir ouvertes les questions qui font mal, tant sur le plan de la trajectoire personnelle que pour ce qui concerne les plus grands mystères, parce qu’il y a un très grand danger à déraciner un arbre naissant, à trancher un nœud gordien de questions, à choisir une solution de repli, à vouloir répondre et s’orienter trop rapidement.
Accepter de se bagarrer avec des questions métaphysiques
Or vous avez une très grande qualité que je vous ai tout de suite reconnue : accepter de se bagarrer avec des questions métaphysiques difficiles. Conservez cette puissance d’interrogation, sans en déduire que les choses se passent mal pour vous si rien ne vient pour l’instant à l’horizon. Le temps viendra. J’ai attendu trente-deux ans avant de parvenir à comprendre que je ne savais vraiment pas écrire. Balzac a « écrivaillé » près de dix ans pour le compte d’autres auteurs, avant de « basculer » vers le génie (c’est cela, aussi, le basculement dont on rêve). Flaubert qui écrivait huit heures par jour pour un quart de page au final en moyenne (dix-huit pages manuscrites pour une page publiée de Madame Bovary !) se lamentait dans Novembre de n’avoir pas su, dès son adolescence, se rendre compte que le métier d’écrivain exigeait une mise en souffrance perpétuelle de la phrase et un calcul absolu de la pensée.
S’ouvrir des virtualités supérieures
Toutes les questions et toutes les souffrances muent un jour, et la très grande vérité, c’est que l’action se relance en permanence à travers questions et souffrances et que ceux qui ne se rabattent pas sur une solution de repli s’ouvrent des virtualités supérieures.
Avoir confiance en l’indéfini temporel
Revenons maintenant au sport. Toujours participer à des compétitions, cela implique de se lever tôt le dimanche, de s’entraîner, de se confronter, d’accepter de baisser de niveau avec l’âge. Avec ma voix d’entraîneur et mon Surmoi excessif, je disais dans ma précédente lettre : « Ne jamais abandonner, surmonter toutes les épreuves psychologiques […], faire preuve de souplesse, avoir confiance en l’avenir ». Mais je vais le redire avec un peu plus de métaphysique aujourd’hui : le jeu du temps est immense, la vie est très longue, donc il faut essayer ce qui est difficile, et si cela ne marche pas du premier coup, on recommence, on se relève, on attend patiemment que la gelée prenne, on se dit en baissant la tête que des petits détails s’amélioreront d’une année sur l’autre, parce que le temps encore à vivre est extraordinairement long et généreux.
Replacer son expérience dans une relecture de l’histoire des mathématiques
Ce qui est merveilleux avec les questions difficiles, c’est qu’elles vivent en nous, se métamporphosent et mûrissent, sans pour autant toujours se résoudre. Beaucoup de chercheurs ont péri avant que leur conjecture favorite ne soit résolue ; pensons à la quadrature du cercle ! Deux mille ans d’histoire ! Et au moment où Lindemann en 1882 assèna le coup de grâce : « π est transcendant », la quadrature n’était plus un problème qui assassine.
Faire des mathématiques, mais pourquoi ?
« Pourquoi faire des mathématiques ? et plus précisément, de la recherche en mathématiques ? Pour qui ? Pour quoi ? » demandez-vous. Questions fortes, puissantes, mystérieuses et que l’on maintient en général dans l’ombre des silences intersubjectifs. Relevons ces questions. Remontons au-dessus d’elles. Tentons de les dominer en les complexifiant. Formulons des questions qui se trouvent en amont. C’est cela, la métaphysique : accepter les mystères et percevoir leur entrelacement. Et ici, en l’occurence, le mystère, c’est que l’homme naît dans un monde où « il y a quelque chose plutôt que rien ». Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien, demandait Leibniz ? On en a des haut-le-cœur. Vous arrivez dans un monde où les actions humaines disponibles sont d’une variété extraordinaire. Parmi elles, il y a les mathématiques. Qui peut expliquer pourquoi il y a les mathématiques ? Personne, pour être humble. Dieu seul serait à la mesure de ces questions. On n’en veut plus, de Dieu. On en reste donc à notre modeste niveau de pensée, et certains rejettent les questions trop métaphysiques. En tout cas, notre période historique s’adonne à l’ivresse de l’action et de la technique. Pour quoi participer à cette ivresse ? Pour quoi se diriger vers les mathématiques ? J’essaie de dire qu’en fait nous ne sommes pas à la mesure de dire comment il se fait que nous débarquons dans un monde aussi riche et qui nous propose autant de virtualités, que ce soit le monde de la société occidentale, ou le monde abstrait et austère des mathématiques. En tout cas, j’ai une morale modeste et simple vis-à-vis de ces grandes questions : elle consiste à dire que notre corps et notre cerveau sont des machines extraordinairement précieuses, et qu’il faut s’en servir avec élégance, raffinement et honnêteté. De très nombreux « seniors » sont tellement conscients et persuadés que le fait de participer au jeu du monde est la chose la plus importante et précieuse, quelle que soit l’activité dont il s’agit, qu’ils veulent absolument continuer à vivre dans le monde. On accorde trop de place au médiatique, au spectacle, à la compétition, dans nos sociétés, par rapport à la vérité métaphysique de ce que c’est vraiment d’exister et d’agir pour chacun d’entre nous.
Être et rester jeune
En mathématiques, vous êtes très, très jeune : vous avez à peine deux ou trois ans. Les gratifications viennent après l’âge de raison, après sept ou dix ans, c’est-à-dire après la thèse de toute façon. Il faut comprendre que le système scolaire merveilleusement structuré offre ses plus brillants élèves au vide de la complexité du monde après une assez longue période (les plus mauvais élèves sont attirés beaucoup plus vite dans la vie professionnelle). Et la recherche, c’est l’indéfini illimité. Quand vous aviez deux ou trois ans d’âge biologique, vous ne vous êtes certainement pas posé la question de savoir si vous alliez continuer à vivre. Aujourd’hui, vous ne pouvez pas encore vous poser la question si vous voulez arrêter de vivre la recherche, parce que vous commencez à peine, vous n’avez pas encore l’âge !
Attendre que cela « morde »
On vous offre une chance, on vous fait confiance, on attend que ça morde, et on sait que c’est difficile de démarrer, ça mordra un jour, c’est absolument sûr. Moi, ça a mordu pour de vrai à 32 ans, presque six ans après la thèse.
Se mobiliser à certaines périodes
Soyez patient, et surtout, travaillez régulièrement, bien reposé, avec une vie très équilibrée entre les divertissements, les repos et les périodes intenses. La compétition sportive apprend qu’on peut décider de se mobiliser à certaines périodes et de se reposer à d’autres.
Travailler sur d’autres sujets après la thèse
Et puis, après la thèse, on peut travailler sur d’autres sujets qu’on préfèrera de beaucoup à celui de la thèse. Les mathématiques sont indéfinies et très accueillantes.