L’expérience par le dessin

Tribune libre
Publié le 18 juillet 2009

Faire ou ne pas faire de dessins ? Leur faire confiance pour les intuitions qu’ils peuvent communiquer ou bien les bannir car ils peuvent induire en erreur et empêcher d’accéder à l’absolu qu’ils figurent imparfaitement ? Il serait intéressant d’examiner comparativement les diverses attitudes envers ce dilemme, dans les religions et dans les mathématiques, deux des domaines où l’esprit humain a tenté avec le plus d’énergie d’atteindre les fondements ultimes. Et d’un côté comme de l’autre, il y a eu des iconoclasmes. Mais aussi une utilisation exacerbée de la figuration. Et là, bien sûr, les représentations religieuses dépassent de très loin celles consacrées aux mathématiques : il n’y a encore jamais eu de plafond consacré à la preuve dernière…

Lorsque l’on se met à réfléchir à l’utilisation des dessins en mathématiques, viennent en premier à l’esprit ceux des livres d’école et de leurs leçons de géométrie. Il y en a aussi dans les manuels plus avancés, où l’on découvre que l’on ne fait pas de dessins qu’en géométrie : il y en a dans les livres d’analyse et dans ceux d’algèbre. Ce que l’on explique en disant qu’en fait ces domaines ne sont pas si cloisonnés qu’un certain enseignement pourrait en donner l’impression, mais qu’ils communiquent à la manière des organes dans un être vivant.

En tout cas, de ce point de vue les dessins illustrent des théories déjà constituées, ils sont perçus comme une aide pour accéder à une compréhension plus profonde de ces théories.

Mais ce que l’on perçoit plus rarement, c’est le rôle des dessins dans le processus de recherche. Ils sont alors une partie de la matière expérimentale dont dispose le mathématicien ; ils complétent les calculs. Car les mathématiques sont aussi une science expérimentale ! Pourquoi cet aspect est-il si peu reconnu ? Peut-être à cause de l’idée préconçue que l’expérience est une manipulation de la matière. En fait l’expérience est un cheminement à travers des représentations mentales, à la recherche d’une cohérence. Ces représentations peuvent être suscitées par une manipulation de la matière chez les physiciens, chimistes, biologistes, mais aussi de documents d’archive chez les historiens, des rêves et des souvenirs chez les patients des psychanalystes… et enfin des calculs ou des dessins chez les mathématiciens.

Pour illustrer cet aspect de l’utilisation mathématique des dessins, je voudrais offrir ici à la réflexion une lettre d’Henri Poincaré, adressée le 9 décembre 1911 à G. B. Guccia, éditeur des Rendiconti del Circolo Matematico de Palermo et que l’on trouvera à la page 296 du tome XI de son œuvre complète (Gauthier-Villars, 1956) :

Mon cher ami,

Je vous ai parlé, lors de votre dernière visite, d’un travail qui me retient depuis deux ans. Je ne suis pas plus avancé et je me décide à l’abandonner provisoirement pour lui donner le temps de mûrir. Cela irait bien, si j’étais sûr de pouvoir le reprendre ; à mon âge, je ne puis en répondre, et les résultats obtenus, susceptibles de mettre les chercheurs sur une voie nouvelle et inexplorée, me paraissent trop pleins de promesses malgré les déceptions qu’ils m’ont données pour que je me résigne à les sacrifier. Dans ces conditions, trouveriez-vous convenable de publier un mémoire inachevé où j’exposerais le but que j’ai poursuivi, le problème que je me suis proposé, et les résultats des efforts que j’ai faits pour le résoudre ? Cela serait un peu insolite, mais cela serait peut-être utile. Ce qui m’embarrasse, c’est que je serai obligé de mettre beaucoup de figures, justement parce que je n’ai pu arriver à une règle générale, mais que j’ai seulement accumulé les solutions particulières. Dites-moi, je vous prie, ce que vous pensez de cette question et ce que vous me conseillez.

Votre ami dévoué,

Poincaré

L’on découvre ainsi que, pour Poincaré, les dessins doivent disparaître des articles publiés, une fois le but de la recherche atteint, comme les échafaudages lorsque l’œuvre architecturale a été finalisée. C’est bien sûr une affaire de goût. Mais on peut regretter de savoir ainsi disparues bien des traces graphiques du cheminement de sa réflexion.

D’autre part, Poincaré avait auparavant attiré l’attention sur l’utilité des dessins dans son article “Analysis Situs” (Journal de l’École Polytechnique, 1895), fondateur de la topologie algébrique en dimensions quelconques. C’est un article intéressant pour notre réflexion, puisque en 121 pages il ne contient aucun dessin ! Pourtant il y écrit dans l’introduction :

[…] les figures suppléent d’abord à l’infirmité de notre esprit en appelant nos sens à son secours ; mais ce n’est pas seulement cela. On a bien souvent répété que la Géométrie est l’art de bien raisonner sur des figures mal faites ; encore ces figures, pour ne pas nous tromper, doivent-elles satisfaire à certaines conditions ; les proportions peuvent être grossièrement altérées, mais les positions relatives des diverses parties ne doivent pas être bouleversées.

Et l’Analysis Situs telle que la voit Poincaré, appelée de nos jours Topologie, est justement la science de ces figures mal faites, mais aux positions relatives des diverses parties respectées, vivant par contre en dimension quelconque !

L’attitude de Poincaré est comparable à celle des peintres européens jusqu’à la Renaissance : ils faisaient des esquisses, qu’ils ne gardaient pas une fois l’œuvre réalisée. Mais, de même que depuis s’est développé le goût de voir les esquisses ayant mené aux œuvres d’art qui nous plaisent, pourrait aussi se développer celui de voir celles ayant mené aux œuvres mathématiques jugées par leur auteur suffisamment achevées pour qu’il ait enlevé tous les échafaudages. Reste-t-il un cahier avec les dessins préparatoires faits par Poincaré lors de la réflexion ayant mené à l’ “Analysis Situs” ?

Pour finir, un mot sur la réponse de Guccia à Poincaré : il lui conseilla de publier. Cela donna l’article “Sur un théorème de géométrie”, paru en 1912, peu avant le décès de Poincaré. Ce fut son dernier article. Lorsque l’on sait cela, sa lettre devient d’autant plus poignante. L’article a été republié dans le tome VI de son œuvre complète (Gauthier-Villars, 1953). En le feuilletant, on découvre que c’est, de loin, celui contenant le plus de figures (24) ! Il y est précédé d’un article ayant, lui aussi, plusieurs figures (4) : “Cinquième complément à l’Analysis Situs” (Rendiconti del Circolo Matematico de Palermo, 1904). Les deux posaient des questions devenues célèbres. C’est G.D.Birkhoff qui a répondu en 1912 même à celle de l’article de 1912. Le théorème démontré ainsi est vu en ce début du XXI-ème siècle comme un prototype de théories très générales en géométrie symplectique. La question de l’article de 1904 est la très célèbre conjecture de Poincaré, Graal de la topologie en dimension 3 tout au long du XX-ème siècle, et démontrée au début du XXI-ème siècle par G.Perelman.

Mais avant de démontrer des conjectures, il faut que ces dernières aient été formulées. Dessiner est l’un des procédés expérimentaux permettant d’y arriver…

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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Commentaires

  1. bayéma
    août 8, 2014
    2h10

    bien ! bien ! bien !!! j’approuve à 200% !
    en tant que plasticien, en tant qu’amatheur.
    pour suivre, je vais paraître lourdaud en citant la préface d’un livre (dont je ne donnerais pas le titre afin d’éviter l’accusation « d’agent commercial »).

    « nous faisons de la topologie des […] dans le style des {}études préliminaires écrites par listing en 1847. nous raisonnons avec des dessins, sans recourir à un appareil algébrique.
    […]
    les dessins font le propos, le texte est illisible sans eux. son vocabulaire se constitue au fur et à mesure, proche des traits et des motifs. le récit se développe autour de la question des […], nous avons tenté en ce récit topologique d’exercer la souplesse du regard et du geste, d’écrire avec les dessins des […]
    cependant, ces choses faites pour la main et pour l’œil n’en sont pas moins référées aux notions de la topologie. »

    la mise en petites lettres du réel a été, peut-être ?!, le pas le plus décisif de l’humanité (au moins en ce que l’on appelle traditionnellement le progrès). le discours mathématique, inséparable de son écriture, a aussi été le pas décisif de ce décisif. et c’est peut-être l’apport structural le plus gigantesque que la culture grecque a offert au monde.

    l’écriture scientifique s’adresse d’abord aux scientifiques ; quoi donc de plus normal que cette écriture se professionnalise elle-même, se technicise, au point de demander de longues études qui visent en fin de compte l’efficacité. on trouve ça aussi en art, mais avec une résistance libidinale plus grande d’où, à mon avis, le peu d’échos populaires des expériences textuelles comme le nouveau roman ou l’oulipo.
    la poésie, la chanson, le roman, le cinéma restent encore très peu « efficaces », de ce point de vue ; c’est une question de « serrage » des idées.

    ne nous y trompons pas : en mathématique (comme ailleurs, en fait !) le dessin c’est le corps. alors ?…
    josef bayéma, plasticien, guadeloupe.