Liberté et formalisme : 1+2+3+4+5+… = ?

Tribune libre
Écrit par Jérôme Buzzi
Version espagnole
Publié le 17 février 2014

Un article du New York Times signale une vidéo parlant (en anglais) de mathématiques. Cette vidéo a été vue plus d’un million et demi de fois car elle scandalise . Que dis-je ? Elle révolte une bonne partie des milliers d’internautes qui l’ont commentée. La vidéo présente un calcul d’Euler (probablement un des plus grands mathématiciens de l’histoire) selon lequel la série des entiers positifs \(1+2+3+4+5+6+… \) vaut \(−1/12\).

Quel sens cela peut-il avoir, s’indigne plus d’un internaute qui veut comprendre. Une majorité écrit que la somme \(1+2+3+…\) devrait être infinie . En effet, les sommes des premiers termes (ou sommes partielles ) sont successivement : \(1,3,6,10,15,21,28,…\) Elles dépassent tout nombre donné – elles ne convergent vers aucun nombre. Comment Euler peut-il affirmer que la somme vaut \(-1/12\) ?

Euler est conscient de ceci mais il a toute autre chose en tête 4On peut lire, en français, l’article d’Euler ici et notamment sa deuxième page., quelque chose de très sensé, mais qui ne deviendra précis qu’un siècle plus tard. Depuis Newton on a compris que « certaines fonctions » peuvent se représenter comme des « polynômes infinis ». Euler a vérifié que « dans bien des cas », on peut « faire comme si » toute expression de ce type représentait une fonction.

Un exemple

Par exemple

\(1/(1+x)\) correspond à \(1-x+x^2-x^3+x^4-\cdots\).

Si on remplace \(x\) par \(1/10\), la série devient:

\(1-1/10+1/100-1/1.000+1/10.000-\cdots\)

dont les premières sommes partielles sont:

\(1-1/10=9/10 = 0,9 \) ,

\(1-1/10+1/100=91/100=\) \(\quad\) 0,91 ;

\(1-1/10+1/100-1/1.000=909/1.000=\) \(\qquad\) 0,909 ;

\(1-1/10+1/100-1/1.000+1/10.000=\) \(\qquad\) 0,9091 .

On peut montrer ces valeurs convergent vers 0,90909090… Cette valeur, appelée la somme de la série, est précisément celle de \(1/(1+1/10)\). Dans ce premier cas, c’est la même chose de trouver la somme de la série ou d’évaluer la fonction.

Maintenant remplaçons \(x\) par \(10\):

\(1-10+100-1.000+10.000-100.000+1.000.000-\cdots\)

Cette fois-ci, les sommes partielles loin de converger deviennent de plus en plus grandes:

\(1-10=\) \(\quad\) -9 ;

\(1-10+100=\) \(\quad\) 91 ;

\(1-10+100-1.000=\) \(\quad\) -909 ;

\(1-10+100-1.000+10.000=\) \(\qquad\) 9.091 ;

\(1-10+100-1.000+10.000-100.000=\) \(\qquad\) -90.909 .
5Le lecteur attentif aura remarqué une correspondance avec le cas \(x=1/10\) et une certaine forme de « convergence chiffre par chiffre » après séparation des sommes positives et négatives. Mais c’est une autre histoire…

Ces sommes partielles ne convergent pas. La série n’a donc pas de somme au sens précédent.

Mais que se passe-t-il du côté de la fonction \(1/(1+x)\)? Calculons-là avec Euler en remplaçant \(x\) par \(10\) (ce qui, dans le cas \(x=1/10\), re-donnait la limite des sommes partielles). On obtient \(1/(1+10) =\) 1/11 . On est donc tenté d’écrire avec Euler:
\[
1-10+100-1.000+10.000-100.000+… = 1/(1+10) = 1/11
\]
Comment résoudre ce paradoxe? La série a-t-elle une valeur (\(1/11\)) ou non?

Ce que les mathématiciens ont compris, en particulier au cours du XIXe siècle, c’est qu’ une écriture n’a pas de sens en soi et que l’intuition est un guide aussi nécessaire qu’insuffisant. Le chercheur doit choisir une définition formelle pour pouvoir étudier rigoureusement le phénomène qui l’intéresse. Ce choix peut être ou non fécond et adapté, mais la définition lui fournit dans tous les cas une base objective pour la suite de ses travaux. Le formalisme, c’est la liberté.

Ainsi, les séries et « polynômes infinis » découverts par Newton et explorés par Euler peuvent s’interpréter comme des objets mathématiques variés (pures suites de nombres, fonctions analytiques ou d’un type plus général, modes de divergence à l’infini,…). Il n’y a plus là aucun scandale. Bien au contraire, les travaux les plus intéressants portent souvent sur les liens entre ces objets 6Citons, entre autres, Borel ou, de nos jours Écalle ou Ramis.. La vidéo mentionnée au début de ce billet évoque exactement une question de ce type en physique théorique.

Faire des mathématiques c’est (aussi) donner des noms différents à une même chose !

Post-scriptum

Correction le 18 février 2014 : certains termes égaux à 1/10 avaient malencontreusement été transformés en « 10 » ! J’ai par ailleurs ajouté des espaces.
Merci à Christine Huyghe et Mai Huong Pham-Sauvageot pour leurs remarques.

ÉCRIT PAR

Jérôme Buzzi

Directeur de recherche CNRS - Laboratoire de mathématiques d’Orsay, Université Paris-Saclay

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Commentaires

  1. Rémi Peyre
    février 18, 2014
    21h10

    Merci pour ce billet ! Du coup je suis allé regarder l’article d’Euler ; et j’ai eu l’heureuse surprise de constater que celui-ci se laissait comprendre plutôt agréablement, même par le lecteur moderne que je suis… C’était très intéressant de voir comment on faisait et écrivait les mathématiques à l’époque !

    Du reste, j’ai l’impression qu’Euler évoque dans son article uniquement la somme alternée des entiers, et jamais leur somme positive — même si le résultat qui lui est attribué est indiscutablement dans l’esprit et dans le prolongement immédiat de son travail. Peut-être qu’Euler se refusait justement à donner une somme négative à une série de termes positifs ? Quand on lit son article, on voit qu’il définit plus ou moins explicitement la somme d’une série divergente par un certain procédé (consistant à multiplier par une exponentielle décroissant infinitésimalement lentement et regarder si la somme (cette fois-ci convergente) obtenue tend vers une certaine valeur), définition qui lui permet de donner un sens à la somme alternée des puissances n-ièmes, mais pas à leur somme positive… (laquelle continuerait en effet d’apparaitre comme valant +∞). Il y a ainsi lieu de penser qu’Euler s’était peut-être effectivement aperçu qu’un corollaire de sa méthode était l’“égalité” « 1 + 2 + 3 + … = -1/12 », mais qu’il s’était refusé à l’écrire, car ne parvenant à lui donner un sens convaincant !

    Et du reste, le cas échéant, le grand homme aurait eu raison : car quand on regarde les vidéos justifiant ce fameux calcul, elles reposent sur un certain nombre d’axiomes (invariance par décalage, linéarité) qui deviennent incohérents quand on suppose que « 1 + 2 + 3 + … » correspond à une valeur finie (on peut en effet en déduire par des manipulations de décalage et combinaisons linéaires que 1 = 0) ; alors si on se restreint au cadre dans lequel Euler définit la somme de ses séries alternées, on ne peut pas faire apparaitre d’incohérence !

    Dernière remarque : grâce à l’article d’Euler j’ai enfin compris pourquoi la somme obtenue coïncidait avec ζ(−1). Merci encore donc pour me l’avoir fait découvrir ! 😀

    • Manu
      septembre 18, 2014
      22h52

      En fait, les calculs présentés dans ces vidéos peuvent être rendus rigoureux (et sont donc parfaitement justifiés algébriquement). L’incohérence que vous soulevez vient d’une subtile erreur d’interprétation.
      Pour être valides, les calculs n’ont pas besoin de supposer que l’opération « somme » est invariante par décalage pour toutes les suites (vous noterez d’ailleurs que le shift n’est pas utilisé pour 1+2+3+4+5+6…).

      Par contre, si on suppose que l’opération « somme » est aussi stable pour 1+2+3+4+… là oui effectivement il y a un gros problème.

      Mais si on fait attention, il est assez facile de démontrer qu’il existe bien un système d’axiomes qui permet d’attribuer la valeur -1/12 à 1+2+3+4+5+6… . Après je reconnais que ça n’explique pas tellement pourquoi ce -1/12 serait plus « justifiable » qu’autre chose.

  2. Jérôme Buzzi
    février 19, 2014
    12h30

    Préciser la pensée d’Euler requiert un véritable travail d’histoire des sciences dont je suis bien incapable. Mon propos était d’en profiter pour illustrer la clarté et la liberté apportée par un formalisme moderne bien compris.

    Un mot quand même sur le point de vue d’Euler. L’introduction à son article « De seriebus divergentibus » (1760) (dont on peut trouver une traduction et un commentaire ici) décrit les controverses sur les séries divergentes. Il distingue effectivement les séries comme 1+2+3+4+5+… dont les termes sont positifs et croissants. Il mentionne bien l’absurdité à trouver une valeur négative à une somme de termes positifs (pour aussitôt remarquer que ce n’est pas si clairement absurde puisque par exemple 1/x passe par l’infini entre des valeurs positives et négatives).

    Euler conclut son introduction en remarquant que les séries viennent du développement de fonctions et qu’il n’y a donc aucun problème à leur assigner la valeur de cette fonction : la question de l’existence et de l’unicité d’une telle fonction (de quelle nature ?) n’est pas abordée.

    Comme je le disais, comprendre la vision d’Euler (et de ses contemporains) relève vraiment d’un travail d’historien : les notions qu’il utilise sont presque toujours un peu voire très différentes des notions modernes (même sa notion de série convergente est en désaccord avec la notion moderne), il se situe (c’est clair dans cet article) dans le cadre d’une controverse remontant à la génération qui le précède et dont les termes m’échappent.

    Mais peut-être un historien lit-il ces lignes et souhaitera nous éclairer ?