« Mais pourquoi tu fais ça ? »
Si c’est l’homme de la rue qui vous le demande, pas de doute, c’est qu’il s’interroge sur l’utilité de votre métier de chercheur en mathématiques (par opposition aux chercheurs en biologie, mécanique, etc.). J’ai été surpris récemment de m’entendre poser cette question également par de nombreux collègues chercheurs en mathématiques, lorsque je racontais que je bouclais un manuel de statistiques niveau master4Le master est un diplôme qui se prépare en 2 ans (master 1, master 2) après la licence ; le master professionnel a pour but l’insertion rapide dans le monde industriel, le master recherche ouvre essentiellement la voie du doctorat qui conduit aux carrières universitaires mais aussi en entreprises., commencé il y a quasiment quatre ans. (Pour la petite histoire, ce manuel sera appelé Cours de statistique en action et après 120 pages d’un cours concis, il décline en huit textes et corrigés l’ensemble de la démarche statistique, de la construction d’un modèle statistique à partir d’un problème concret, jusqu’à la recherche d’estimateurs et à l’étude de leurs performances pratiques sur données réelles ou artificielles. Il s’adresse notamment aux agrégatifs 5L’agrégatif est l’étudiant qui prépare le concours de l’agrégation (destiné à recruter les professeurs du second degré)., mais pas seulement : à tous les étudiants de master 1 et 2.)
Bref, je leur racontais donc que j’écrivais ce manuel et ils s’étonnaient : « Mais pourquoi tu fais ca ? » Sous-entendu : cela ne sert à rien pour ta carrière et tu ferais mieux d’aligner des articles. A quoi je répliquais : « Parce que cela m’amuse et que j’ai l’impression qu’il sera utile pour les étudiants ! »
Or, j’ai longtemps pensé qu’une idée répandue dans le monde de la recherche en mathématiques (et notamment, dans les mathématiques les moins appliquées) était que notre activité avait une part prépondérante de gratuité — en somme, que nous faisions des mathématiques parce que cette activité nous plaisait, et que, ô délice suprême, un salaire venait souvent couronner le tout. Si écrire un manuel de statistiques (relativement avancé quand même !) me plaît, alors pourquoi réfréner cette envie ? Pourquoi devrais-je obligatoirement prendre plus de plaisir à écrire des articles, alors que ces derniers s’inscrivent dans une temporalité très différente et qui me plaît moins ?
Je reste marqué par tous ces livres excellents (le Perrin, le Mazliak-Priouret-Baldi, le Rudin, etc.) que j’ai utilisés pendant que je préparais l’agrégation. Quel bonheur et quels délices mathématiques ! J’avais tout simplement envie de tenter moi aussi l’aventure, … et l’histoire dira si ma contribution sera appréciée et jugée utile, ou non. (Je croise les doigts en attendant !)
Tant pis donc pour les nombreux articles que j’aurais pu écrire entre-temps ! Je dois dire que j’ai un peu perdu la foi de ce côté et ai l’impression persistante que si beaucoup d’articles sont écrits, peu, très peu (un nombre poissonien, n’est-ce pas) font date. Avec ce manuel, j’ai peut-être plus de chances de contribuer de manière durable et efficace à ma discipline — pas directement, certes, mais en aidant à la formation des chercheurs de demain.
Quoi qu’il en soit, ces derniers mois de bouclage auront été une récréation souvent agréable et me voici de retour à 100% à la recherche, avec pour projet la rédaction d’une habilitation (HdR) 6Voir le billet « Je suis habilité ! ». d’ici pas trop longtemps. Ainsi va la vie… retour à l’activité qui forme le cœur de mon métier de chargé de recherche !
13h08
Bonjour, votre billet me rappelle une réflexion attribuée à Antoni Zygmund, mathématicien polonais, émigré aux Etats-Unis
pendant la seconde guerre mondiale. Il considéré comme le père fondateur de l’analyse harmonique réelle (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoni_Zygmund et http://www.gap-system.org/ history/Biographies/Zygmund.html). Son ouvrage « trigonometric series » est un monument (en cela, il a aussi joué le rôle du « passeur » évoqué dans le billet de François Sauvageot http://images.math.cnrs.fr/Le-passeur-le-prof-et-le-savant.html). Pendant la rédaction de la première version publiée en 1935, il disait à J.E. Littlewood, mathématicien anglais, que ce travail lui coutait plus d’une dizaine d’articles de recherche ! (En aparté, c’était avant 1940 et donc les indicateurs bibliométriques. La pression à la publication d’articles de recherche existait-elle déjà ? On peut imaginer que oui). Ce à quoi Littlewood a rétorqué en visionnaire que cet ouvrage serait d’une utilité bien plus grande à la communauté. Il a été réédité une troisième fois en 2002.
13h45
J’en profite pour réparer un oubli impardonnable : décrivant ma démarche et mon ressenti, j’en ai oublié de mentionner que tout ce travail a été réalisé avec mon collègue MCF Vincent Rivoirard !
Après discussion avec lui, il a vécu les choses plus sereinement : le cours du livre est fondé en bonne partie sur son polycopié d’agrégation, qui a trouvé là une valorisation bien méritée. Et puis, écrire des livres, c’est comme enseigner, c’est partie intégrante du métier de MCF.
Pour un CR comme moi, c’est une activité plus atypique, d’où les questions que l’on me posait !