Manjul Bhargava, médaille Fields 2014

Écrit par Étienne Ghys
Publié le 13 août 2014

Manjul Bhargava reçoit la médaille Fields 2014.

Manjul Bhargava a eu quarante ans le 8 août dernier, quelques jours avant l’annonce de sa médaille Fields à Séoul. Ce n’est pas en contradiction avec la fameuse règle (non écrite semble-t-il) selon laquelle les médaillés doivent être âgés de moins de quarante ans. Il s’agit en effet d’avoir moins de quarante ans au premier janvier de l’année du congrès. Bon anniversaire Manjul !

Né au Canada, Manjul Bhargava a suivi une carrière exemplaire. Etudes supérieures à Harvard, doctorat à Princeton, sous la direction de Andrew Wiles 1 célèbre pour avoir résolu la conjecture de Fermat, et qui a raté de peu la médaille en 1994 car il avait un an de trop…, il est maintenant professeur à l’Université de Princeton. Parcours sans fautes d’un jeune prodige. La liste des prix et des distinctions qu’il a déjà reçus est impressionnante.

Même s’il est né en Amérique du Nord et que sa formation est américaine, « son cœur est plutôt indien » 2« I am pretty much an Indian at heart. » : ses racines sont à Jaipur et il parle hindi à la maison.

Les contributions de Bhargava à la théorie des nombres sont exceptionnelles.

Un tout petit peu de géométrie des nombres

Les rapports entre la géométrie et l’arithmétique sont très anciens. Voici un exemple qui remonte à Gauss, au début du dix-neuvième siècle.

Combien y a-t-il de points \((x,y)\) dans le plan dont les deux coordonnées sont des {nombres entiers} et qui sont à l’intérieur d’un cercle centré à l’origine et de rayon \(R\) ?

Autrement dit, combien y a-t-il de solutions entières à l’inéquation \(x^2+y^2 \leq R^2\) ?

Si on construit des petits carrés de côtés 1 centrés sur tous ces points, on obtient une espèce d’approximation du disque de rayon \(R\), qui ne déborde pas trop de ce disque.
Comme la superficie de chaque petit carré est 1 et que celle du disque est \(\pi R^2\), on comprend donc que le nombre des points à coordonnées entières dans le disque est de l’ordre de \(\pi R^2\).
C’est un exemple particulièrement simple d’un argument de géométrie des nombres.
Bien entendu, il n’a pas fallu attendre le grand Gauss pour cet exemple : on aimerait bien comprendre la taille de l’erreur commise lorsque l’on fait cette approximation \(\pi R^2\), et c’est une toute autre histoire !

Le fameux discriminant \(b^2-4ac\)

Voici un autre exemple de comptage plus compliqué, encore dû à Gauss, qui concerne cette fois les {formes quadratiques}.
Une forme quadratique entière est une fonction de la forme
\[
q(x,y) = a x^2 + bxy + cy^2
\]
dans laquelle \(a,b,c\) sont des {nombres entiers}.
Le {discriminant} d’une telle forme est ce fameux \(\Delta\) qu’on apprend au lycée 3Au lycée, on parle plutôt du discriminant du polynôme du second degré obtenu en posant \(y=1\). :
\[
\Delta = b^2- 4 ac.
\]

Lorsque \(\Delta\) est négatif — souvenez-vous — l’équation du second degré n’a pas de solution (réelle).
Si de plus \(a\) et \(c\) sont positifs, la forme \(q\) est toujours positive.
On dit que la forme est définie positive.

Combien y a-t-il de formes définies positives de discriminant négatif \(-D\) donné ?
Autrement dit, peut-on compter le nombre de triplets d’entiers \((a,b,c)\) tels que \(a>0, c>0, b^2-4ac =-D\).
La question ressemble un peu à celle où on comptait les points à coordonnées entières dans un disque \(x^2+y^2 < R^2\).
Mais la réponse est… « une infinité » !
Il est en effet facile de modifier une forme quadratique pour en construire une infinité d’autres qui ont le même discriminant.
Il suffit de changer les variables de manière convenable.

En effet, posons
\[
x= r x’ + s y’ ; \quad y= t x’ + u y’
\]
où \(r,s,t,u\) sont des entiers tels que \(ru-st=1\).
Si on substitue ces valeurs dans la formule donnant \(q(x,y)\), on obtient une nouvelle forme quadratique, cette fois en les nouvelles variables \((x’,y’)\), et le lecteur pourra vérifier, s’il est courageux, que le discriminant de \(q’\) est le même que celui de \(q\).
On dit que \(q\) et \(q’\) sont équivalentes.
En vérité, les deux formes \(q\) et \(q’\) représentent « la même chose » puisqu’on a simplement fait un changement de variables.
Il est donc rassurant que deux formes équivalentes aient le même discriminant.

Alors, la bonne question que s’est posée Gauss est la suivante.

Quel est le nombre \(N(D)\) de classes d’équivalence de formes quadratiques définies positives dont le discriminant est \(-D\) ?

Il n’est même pas clair qu’il n’y en a qu’un nombre fini après cette identification. Gauss le montre.
Bien plus, il démontre alors que \(N(D)\) est de l’ordre de \(\frac{\pi}{18} \sqrt{D}\).
Pour être précis, le résultat est « en moyenne », c’est plutôt \(\frac{1}{D}\left(N(1)+…+ N(D) \right)\) qui est de l’ordre de \(\frac{\pi}{18} \sqrt{D}\).

Il n’est pas question que j’explique ici la preuve de Gauss puisqu’il s’agit de parler de Bhargava !
Mais je dois quand même en dire quelques mots, puisque ce genre de preuves est à la base des contributions remarquables de Bhargava.

La preuve de Gauss est en deux étapes.

Dans la première, on définit des formes quadratiques spéciales de sorte que le problème ci-dessus se réduise au comptage de ces formes spéciales de discriminant donné.
De façon plus explicite, partant de \(q(x,y) = a x^2 + bxy + cy^2\), on commence par changer les variables, comme précédemment, pour imposer des conditions supplémentaires à \(a,b,c\), en restant parmi des formes équivalentes entre elles.
Gauss établit que toute forme quadratique définie positive est équivalente à une {unique} autre qui vérifie \( -a < b < a < c \) ou \( 0 \leq b \leq a \leq c\).
On appelle cela la « réduction » d’une forme.
On qualifie ce type d’ensemble (contenant exactement un représentant) de « domaine fondamental ».

Dans la seconde étape, en s’inspirant du décompte des points à coordonnées entières dans un disque, on observe la partie de l’espace de dimension \(3\) formée des points \((a,b,c)\) qui sont {maintenant des nombres réels}, et qui vérifient les inégalités que nous avons vues : \(-a < b \leq a \leq c\) et \(-D < b^2-4ac <0\).
Il n’est pas trop difficile de calculer le volume de ce domaine (égal à \(\frac{\pi}{18} D^{3/2}\) et d’en déduire une estimation du nombre de points entiers qu’il contient.

CQFD.

Des objets arithmétiques plus compliqués

Bhargava a étendu ce genre de méthodes et de résultats à des situations bien plus difficiles.

Le point de vue moderne permet de comprendre les deux problèmes précédents comme deux cas particuliers d un problème plus général et donc d’espérer une solution qui résolve simultanément tous les problèmes de ce type.
Les travaux de Barghava constituent une avancée importante dans cette direction.

La manière contemporaine de décrire les résultats précédents de Gauss consiste à étudier l’ensemble des nombres complexes de la forme \(x+ i y \sqrt{D}\) où \(x,y\) sont des nombres rationnels.
Ces ensembles sont appelés des « corps quadratiques » et ne sont que les premiers exemples des « corps de nombres » qui peuvent mettre en jeu les racines de polynômes à coefficients entiers de degrés supérieurs.
Ces corps de nombres, tout comme les corps quadratiques, ont un « discriminant » qui est en quelque sorte une mesure de leur complexité.
Bhargava a réussi à « compter » les corps de nombres en fonction de leurs discriminants, tout au moins dans le cas des degrés 3, 4 et 5.
Gauss aurait aimé, c’est sûr !

Evidemment, il faut comprendre le terme « compter » dans un sens analogue au précédent : il ne s’agit que d’une estimation de l’ordre de grandeur, lorsque le discriminant tend vers l’infini.
Les étapes sont en principe les mêmes que pour le degré 2 : il faut d’abord de se réduire à un « domaine fondamental » qui permet de compter sans répétition, ensuite il faut calculer son volume, et enfin il faut pouvoir en déduire l’estimation souhaitée.
Il s’agit d’un tour de force.

Un exemple « concret ».

Considérons une courbe dans le plan \(P(x,y)=0\) où \(P\) est un polynôme de degré 3, dont tous les coefficients sont des nombres entiers.
Les arithméticiens étudient depuis longtemps les « points rationnels », c’est-à-dire les solutions de l’équation \(P(x,y)=0\) avec \(x,y\) rationnels.
Une telle courbe a-t-elle en général « beaucoup » de points rationnels ?
C’est bien sûr une question fondamentale.

Pour donner un sens à cette question, on peut remarquer qu’il n’y a qu’un nombre fini de telles équations \(P(x,y)=0\) si on impose à la valeur absolue de leurs coefficients d’être inférieure à \(X\).
On peut alors calculer la proportion de celles qui n’ont qu’un nombre fini de points rationnels puis faire tendre \(X\) vers l’infini.

Bhargava et Shankar ont montré que cette limite est strictement positive.
Une proportion non nulle d’équations \(P(x,y)=0\) n’ont qu’un nombre fini de points rationnels.
Cet article de IdM contient beaucoup plus d’informations sur ce sujet.

Un autre résultat dans le même esprit

Cherchez à résoudre l’équation
\[
y^2 = f_0 x^{2g+2} + f_1x^{2g+1} + … + f_{2g+2}
\]
dans laquelle \(g\geq 2\) les \(f_i\) sont des entiers qui sont donnés et \((x,y)\) sont des nombres rationnels inconnus.
Cette équation a-t-elle des solutions ?
Réponse de Bhargava et Shankar : en général non !
Un peu plus précisément, on se fixe d’abord une valeur de \(g\), puis on fait comme précédemment et on considère la proportion des équations précédentes avec \(\vert f_i\vert < X\) qui n’ont pas de solution.
On fait ensuite tendre \(X\) vers l’infini, puis \(g\) vers l’infini.
Bhargava et Shankar montrent que cette double limite est nulle.

En résumé, Manjul Bhargava sait compter !
Il compte des objets arithmétiques de toutes natures.
A vrai dire, il ne compte pas précisément mais il donne plutôt des ordres de grandeurs quand la « taille » de l’objet étudié tend vers l’infini.
La taille, ça peut être le degré de l’équation ou tout simplement la taille de ses coefficients.
On n’espère pas de formule exacte qui serait nécessairement extraordinairement compliquée mais des formules « raisonnables » avec une « petite » erreur.

Encore un résultat épatant de Bhargava

Revenons, encore, à Gauss.

Vous connaissez probablement l’identité qui exprime que le module du produit de deux nombres complexes \(x+iy\) et \(x’+iy’\) est le produit des modules.

\[(x^2+y^2)(x’^2+y’^2)= (xx’-yy’)^2+(xy’+x’y)^2.\]

Ainsi, par exemple, le produit de deux nombres qui sont sommes des carrés de deux entiers est encore une somme de deux carrés.
Comme \(5\) est la somme de deux carrés (\(1^2+2^2\)) de même que \(13\) (qui est \(2^2+3^2\)), on en déduit que \(65\) est aussi la somme de deux carrés.

Gauss a remarqué qu’il y a des formules plus générales pour d’autres formes quadratiques que \(x^2+y^2\).
Par exemple, si

\[q_1(x,y)=x^2+5y^2\]
et
\[
q_2(x,y)=2x^2+2xy+3y^2\]

il « remarque » que

\[q_1(x,y)q_1(x’,y’)= q_1(xx’-5yy’,x’y+xy’)\]
\[q_1(x,y)q_2(x’,y’)= q_2(xx’-x’y-3yy’,xy’+2x’y+yy’)\]
\[q_2(x,y)q_2(x’,y’)=q_1(2xx’+xy’+x’y-2yy’,xy’+xy’+yy’).\]

Il faut le génie de Gauss pour imaginer que cela pourrait être vrai, mais cela pourrait être un exercice pour un élève de terminale que de le vérifier !
Les deux formes \(q_1,q_2\) ont le même discriminant : \(-20\).
D’autre part, toute forme de discriminant \(-20\) est équivalente à \(q_1\) ou \(q_2\).
Les formules de Gauss permettent donc de « composer » les formes quadratiques de même discriminant.

– \(q_1\) composé avec \(q_1\) donne \(q_1\).

– \(q_1\) composé avec \(q_2\) donne \(q_2\).

– \(q_2\) composé avec \(q_2\) donne \(q_1\).

La loi de composition des formes quadratiques est un bijou de l’arithmétique.
Evidemment, présenté comme je viens de le faire, cela paraît pour le moins mystérieux.
Les mathématiques du dix-neuvième siècle ont permis de rendre tout cela lumineux, mais on en restait encore aux formes quadratiques !

Dans une série de quatre articles extraordinaires, Bharghava a su passer à des objets de degrés supérieurs.
Mais cela va au delà d’une généralisation : aujourd’hui les arithméticiens ne voient plus vraiment la composition de Gauss de la même façon.

L’impact du travail de Bhargava est véritablement énorme en théorie des nombres.

Quelques articles majeurs de Bhargava

Higher composition laws I,II,III,IV, Annals of Math 159 (2004) 217-250, 159 (2004) 865-886, 159 (2004) 1328-1360, 167 (2008) 53-94. Binary quartic forms and the boundedness of the rank of elliptic curves (with A. Shankar) ArXiv 1006.1002 Ternary cubic forms and the existence of a positive proportion of elliptic curves having rank 0 (with A Shankar) ArXiv 1007.0052

ÉCRIT PAR

Étienne Ghys

Directeur de recherche CNRS émérite - École normale supérieure de Lyon

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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