Mathématiciens et finance

Tribune libre
Publié le 4 janvier 2009

La crise financière de 2008 n’a pas fini de déployer ses effets, mais une cause serait déjà identifiée : ce serait l’enseignement que donnent les mathématiciens aux étudiants qui se destinent à la finance et qui vont opérer les coups boursiers. Sans qu’ils s’en rendent compte, a écrit un homme politique connu, ce qu’ils font relève du crime contre l’humanité.

La formule mériterait des commentaires juridiques (le crime contre l’humanité est une notion juridique), politiques (les règles du jeu de la finance sont fixées par des traités politiques), économiques (la finance mène l’économie et elle en découle), moraux (la science est-elle un danger pour l’humanité, la boîte de Pandore, ou le bouc émissaire ?).

Son outrance peut amener les mathématiciens à ignorer cette agression, et les non-spécialistes des mathématiques financières (dont je suis) à se laver les mains des attaques dont elles sont l’objet, comme de son exaltation naguère. Ce serait un tort.

Les mathématiques financières sont des mathématiques, et les mathématiques, comme science, se tiennent solidement. Pour en avoir une idée, on peut consulter la collection d’articles réunis par Marc Yor à la suite d’un colloque qu’il avait organisé en 2005 à l’Académie des sciences ; le livre français, édité en 2006 par la librairie Lavoisier, s’appelle « Aspects des mathématiques financières » et sa version anglaise, publiée par Springer-Verlag en 2008, est « Aspects of mathematical finance ». Quoique initiées par Louis Bachelier en 1900, les mathématiques financières ne se sont développées qu’à partir des années 1970, quand on a reconnu des martingales dans les évolutions des cours de la Bourse, et leur représentation comme mouvements browniens avec changement de temps comme une clé de leur étude. Depuis trente ans, les problèmes issus des pratiques financières ont provoqué des travaux dont ces livres rendent compte.

Le premier article, suite à l’introduction par Marc Yor, donne le cadre général. Il est dû à Hans Föllmer, de l’Université Humboldt de Berlin, et je vais m’écarter de l’article pour parler un peu de Föllmer. Au congrès international des mathématiciens de Zürich en 1984, il avait donné une conférence qui m’avait impressionné sur les méthodes probabilistes en finance, et j’avais été très déçu qu’il n’en ait pas donné le texte pour l’édition des Proceedings. Il était dès ce moment reconnu comme une figure marquante des mathématiques de la finance, et une autorité morale en la matière. Marc Yor aurait désiré sa participation au colloque organisé à l’Institut le 1er avril 2008 par Stéphane Jaffard, Denis Talay, lui et moi sur les enjeux actuels, mais il était indisponible à cette époque. Cependant nous nous sommes retrouvés, Föllmer, Yor et moi à la fin du mois de mai, pour parler de ce sujet, et il en a fait un exposé public au séminaire du vendredi de l’Université Paris V le 30 mai.

Voici ce que j’ai retenu de la position de Föllmer. Les mathématiciens projettent des spots lumineux sur certains aspects de la réalité, et ils peuvent se féliciter d’éclairer ainsi certains domaines, d’y trouver de bonnes mathématiques à faire, et de dégager des voies pour les utilisateurs. Autour de ces spots lumineux il y a des zones d’ombre. Les mathématiciens peuvent dire, si c’est le cas, que ce n’est pas dans leur domaine de compétence, et ne pas se sentir responsables de ce sur quoi ils n’ont pas travaillé. Mais, dit Föllmer, c’est une erreur. La zone d’ombre n’est pas seulement ce qui n’a pas été éclairé. Elle est pour une bonne part créée par le spot lumineux lui même. C’est d’ailleurs une observation générale : en découvrant du nouveau, on élargit la frontière de l’inconnu, et c’est ainsi que la science progresse. Dans les domaines « sensibles » où les mathématiques ont un impact social direct, d’immenses intérêts grouillent dans l’ombre, et les mathématiciens, s’ils s’enorgueillissent à juste titre de l’efficacité de leurs recherches et de leur enseignement, doivent se préoccuper de tout ce qu’entraîne cette efficacité, à qui elle profite, et ce que la société en fait.

Au surplus, l’autonomie dont jouissent les mathématiques et le fait avéré que leurs concepts et leurs méthodes ont une efficacité à très long terme ne doit pas dissimuler qu’une bonne partie des recherches mathématiques, depuis toujours, correspond à une « demande sociale ». La demande sociale s’est traduite en particulier dans le domaine militaire, Roger Godement l’a brillamment illustré tout au cours de sa longue carrière, et elle se traduit actuellement dans le domaine financier. Les mathématiciens n’ont pas le pouvoir de créer la demande sociale dans les domaines où elle répondrait aux besoins réels de l’humanité présente et à venir, mais ils peuvent aider à la faire s’exprimer. Pour m’en tenir à l’économie, les mathématiques sont assez souples pour en modéliser des choix variés, et il serait prudent que soit mis à l’étude, entre économistes et avec des mathématiciens, d’autres choix que celui de la prétendue concurrence sans entrave qui est la règle aujourd’hui.

Les mathématiciens ont des positions différentes sur ces sujets, mais il serait bon qu’ils en discutent et établissent entre eux, s’il se peut, des éléments de morale commune.

Références :

  • les livres édités par Marc Yor, signalés dans le texte ;
  • un compte rendu plus détaillé dans Matapli 86 (Juin 2008, pp 21-33) (Matapli est le bulletin de liaison de la Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles – SMAI ) ;
  • un article de Denis Talay, Marc Yor et moi soumis au Monde.

ÉCRIT PAR

Jean-Pierre Kahane

Professeur - Université Paris Sud

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