Mathématiques et instruction civique : mesurer pour progresser vers l’égalité des chances

Tribune libre
Publié le 28 avril 2014

Deux organismes officiels français, le Défenseur des Droits et la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), ont publié en commun, sous le titre « Mesurer pour progresser vers l’égalité des chances » un « Guide méthodologique à l’usage des acteurs de l’emploi ».

Ce document nous paraît pouvoir fournir une bonne base de travail pour des actions communes entre un professeur de mathématiques et un enseignant chargé de l’instruction civique, voire les professeurs de français et de sciences naturelles, à partir du niveau de la classe de quatrième (élèves de 13 ans environ).

Si l’on admet que l’instruction civique a pour but, à travers l’information des jeunes sur les institutions de la République et les valeurs qui les sous-tendent, de les faire réfléchir sur les conditions dans lesquelles celles-ci sont mises en pratique, le sort fait à la notion d’égalité doit être au centre de cet enseignement, puisque celle-ci est au cœur de la constitution, dont nous reproduisons ici intégralement l’article premier, tel qu’il figure dans sa version actuelle (dernière mise à jour en novembre 2011) :

La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée. La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales

A ce titre, l’instruction civique exige donc une réflexion pluridisciplinaire sur les catégories entre lesquelles sont de fait, dans notre vie publique, introduites des inégalités de traitement et sur la manière de mettre en évidence de telles inégalités. C’est ainsi que le professeur de biologie peut être sollicité pour mettre en évidence l’inanité scientifique de la notion de « race » ; si le mot figure dans la constitution c’est au titre de terminologie de fait dont l’usage à fin de classification génératrice de discrimination doit être combattu : d’ailleurs des propositions existent afin de modifier cette rédaction pour éviter toute ambiguïté. Le professeur de français a un rôle à jouer pour favoriser les précautions de vocabulaire, particulièrement cruciales dans ce domaine. Et la mise en évidence des inégalités effectives suscite des études statistiques dont, déjà à un niveau élémentaire, purement descriptif, le professeur de mathématiques peut tirer parti pour son enseignement ; en particulier, par l’usage de tableaux d’effectifs ou de pourcentages bidimensionnels voire tridimensionnels, il peut faire travailler sur les corrélations entre différents facteurs influant dans ce domaine.

Or on ne peut qu’être sensible à la qualité de l’outil de travail que constitue le « guide » de la CNIL et du Défenseur des Droits, aux plans aussi bien de la déontologie que de la technique statistique. Remarquablement didactique et parfaitement accessible, malgré la spécificité des champs abordés, à des non-juristes ou à des non-statisticiens, il s’articule en vingt-cinq fiches, regroupées selon cinq parties intitulées : 1. Les concepts clefs du cadre légal, 2. Les conditions préalables à la mise en œuvre des traitements relatifs à la mesure des discriminations, 3. Analyser les informations des fichiers de gestion des ressources humaines (éléments de méthodologie), 4. Réaliser une enquête dans une organisation (éléments de méthodologie), 5. Pour aller plus loin. Cette organisation en fiches entraîne une certaine redondance (le document compte 106 pages) mais à l’inverse permet des parcours aisés selon les besoins des lecteurs.

S’agissant de la citoyenneté, ce document n’élude pas l’interrogation, chez les promoteurs éventuels des études qu’il analyse, formulée par : Comment cerner la discrimination liée à l’origine, si l’on ne peut recueillir des données ethno-raciales ? Ce questionnement relève d’un débat, récurrent en France ces dernières années, sur les « statistiques ethniques », autrement dit « la mesure de la diversité ».

En tant que « guide » (et non « rapport » qui comporterait des commentaires critiques ou des préconisations) ce travail y répond d’une part en se situant dans le cadre strict de la législation française actuelle, en précisant ce que signifie exactement, au stade de la définition des études, l’interdiction de principe de la collecte et du traitement des données dites « sensibles, mais aussi en détaillant, au stade de leur mise en œuvre, les procédures de recueil du consentement des intéressés, de droit de regard de ceux-ci sur l’usage de leurs réponses et de sauvegarde de l’anonymat. Ainsi il précise bien les distinctions terminologiques entre discriminations directe, indirecte et systémique (avec, pour ces deux dernières, insistance sur le fait que, pour que la discrimination soit constituée, il n’est pas besoin d’intentionnalité) ainsi que la distinction entre données personnelles et données sensibles, avec un catalogue précis de celles-ci, allant par exemple jusqu’à la prise en compte des noms et prénoms ; c’est là en particulier, nous semble-t-il, que peut intervenir un professeur de français, prenant en compte notamment la partie 1 du document (Les concepts clefs …). Mais il montre aussi que, même si l’usage statistique de telles données sensibles exige un contrôle de la CNIL, celles-ci peuvent être utilisées pour mettre en évidence des discriminations devant la justice ; on peut ainsi extraire de ce document, à fin d’enseignement, l’exemple d’un usage de données chiffrées à l’appui d’un arrêt de cours d’appel mettant en évidence la discrimination à l’embauche, dans une entreprise, à l’encontre de candidats au nom d’origine maghrébine.

Ce « guide » de la CNIL et du Défenseur des Droits est donc à notre avis d’une grande valeur pédagogique pour expliciter les analyses préalables indispensables à toute enquête, puis les conditions de recueil des données et enfin leur analyse statistique, en faisant varier, selon les fiches, les champs d’investigation. C’est là bien sûr que l’enseignant de mathématiques va pouvoir jouer un rôle utile, essentiellement par l’usage de la partie 3 (Analyser les informations des fichiers …) où est exploité avec pertinence, au fil de différentes fiches, un même « cas d’école » avec des données, relatives à une entreprise fictive (pour des raisons de confidentialité évidentes), portant sur deux sous populations d’origines supposées (l’épithète est ici fondamentale), intitulées « européenne » et « extra-européenne » ; treize tableaux de données sont proposés, analysés et interprétés sur ce seul cas. Il n’est pas possible ici de les présenter tous, mais nous donnerons sur les premiers d’entre eux quelques indications qui nous paraissent révélatrices.

Dès le tableau 1, l’origine supposée est croisée avec le niveau d’études, avec le commentaire suivant : Ce cas de figure souligne l’intérêt, avant toute mesure d’éventuels d’écarts, de préciser la composition des groupes qu’il s’agit de comparer, pour contrôler le cas échéant les facteurs susceptibles de biaiser la mesure envisagée. Les différences de niveaux d’études constatées entre les deux groupes peuvent légitimer des écarts dans les taux de refus observés de part et d’autre. Il serait alors erroné d’imputer cet écart à la seule différence du critère de l’origine.

Le tableau 2, relatif à des candidatures à l’embauche, est ensuite de nature tridimensionnelle : origine supposée, niveau d’études, type de fonction postulée ; le commentaire invite à réfléchir sur les éventuelles pratiques discriminantes, préalables à l’entrée sur le marché de l’emploi, dans des parcours de formation ou sur l’autocensure des candidats d’origine « extra-européenne ». Il doit être mis en relation avec le tableau 3 qui, reprenant les mêmes trois facteurs, va présenter les probabilités d’embauche ; là une évocation des tests statistiques montre qu’il est possible d’utiliser scolairement ce matériau, dans le cadre scolaire à un niveau plus élevé, dans la perspective de l’aide à la décision qui figure aux programmes de lycée.

Le tableau 4 va ensuite, en se limitant à un seul niveau d ‘études (Bac et Bac + 2) des postulants à l’emploi, affiner l’analyse en fonction des taux de refus des dossiers aux différentes étapes du recrutement, présentant des taux d’échec significativement plus forts pour les candidats d’origine supposée « extra-européenne » aux étapes initiales du recrutement (examens des CV ou entretiens par téléphone) mais non lors des entretiens finaux d’embauche ; les données sont présentées au sujet d’une entreprise fictive mais leurs ordres de grandeur sont fondés sur l’expérience des auteurs.

Nous ne poursuivrons pas ici l’analyse de tous les tableaux présentés, qui vont faire intervenir d’autres domaines (type de poste à l’embauche, carrière, salaire moyen en fonction du niveau de qualification … ) et d’autres facteurs, en particulier le genre. Notre vœu est d’avoir déjà suffisamment montré l’intérêt du thème de ce document et la pertinence de son regard critique sur les traitements de données envisageables pour à la fois susciter, pour ce champ d’étude, la curiosité de nos lecteurs, aussi bien en tant qu’enseignants que comme citoyens, et les convaincre de la possibilité d’utiliser une telle matière à l’appui de l’enseignement des mathématiques.

Pour aller plus loin

1. Un rapport officiel de référence actuellement en France (dit « rapport Héran », du nom de l’ex directeur de l’Institut National d’Etudes Démographiques qui a dirigé sa rédaction) Inégalités et discriminations : pour un usage critique et responsable de l’outil statistique, Comité pour la mesure de la diversité et l’évaluation des discriminations (COMEDD), 2010. Téléchargeable ici.

2. Un ouvrage critique sur la notion de race dans le débat public (œuvre collective associant des sociologues, des démographes , des statisticiens …) Le retour de la race : contre les « statistiques ethniques », Rapport de la commission alternative de réflexion sur les « statistiques ethniques » et les discriminations (CARSED), Ed. de l’aube, 2009.

3. Un ouvrage critique de référence sur les ambiguïtés de la notion de « diversité » La diversité contre l’égalité, Walter Benn Michaels, Ed. raisons d’agir, 2009 (traduit de l’américain : The trouble with diversity. How we learned to love identity and ignore inequality).

4. Un article sur le contenu et les dangers statistiques de la notion de diversité Aux frontières du politique et du scientifique : le débat sur la diversité. Le point de vue d’un statisticien, Jean-Pierre Raoult, Les Cahiers Rationalistes, n° 600, p. 13 à 23 (2009).

5. Une réflexion sur le besoin et la déontologie de l’usage de statistiques de sciences sociales pour l’enseignement des mathématiques (avec exemples sur les données de « la diversité ») Compter, se compter, tenir compte … depuis l’initiation aux nombres jusqu’à certaines statistiques en sciences sociales , Jean-Pierre Raoult, Educmath, 2008. Téléchargeable ici.

ÉCRIT PAR

Jean-Pierre Raoult

Professeur émérite - Université Gustave Eiffel

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