Mathématiques et langages

Tribune libre
Écrit par Étienne Ghys
Publié le 17 juillet 2017

Ce texte est une introduction au thème du dossier thématique « Mathématiques et langages ».

Un jour, je commandais l’un de ces menus rapides sandwich-boisson-dessert et je demandais une eau minérale et un flan. La serveuse me répondit tout de go : « Non Monsieur, dans le menu, c’est boisson ou dessert et ce “ou” est “exclusif”. » Comme elle semblait avoir à peu près mon âge, je lui répondis : « Vous, vous avez subi les maths modernes ! » Elle me répondit : « Oui, j’adorais ça. » Alors, je lui ai expliqué (ou peut-être rappelé) la différence que les mathématiciens font (ou faisaient) entre une paire et un couple. Les mathématiciens ont un rapport complexe avec la langue et ils n’hésitent pas à employer des mots de la vie de tous les jours pour leur donner des sens tout différents. Les exemples abondent : groupe, anneau, corps, espace, module, pour n’en citer que quelques-uns. À l’inverse, ils utilisent des mots incompréhensibles pour exprimer des choses toutes simples… mais avec précision. La gestionnaire de mon laboratoire m’a demandé ce que voulait dire l’expression « triangles isométriques » qu’on lisait dans le livre de son fils. Quand je lui ai dit que du temps de mes parents on parlait tout simplement de « triangles égaux », tout s’est éclairé. Mais je ne lui ai pas dit qu’au dix-huitième siècle, les livres de géométrie écrivaient qu’« un rectangle et un parallélogramme qui ont la même base et la même hauteur sont égaux » (alors qu’on dirait aujourd’hui qu’ils ont la même aire).

Le thème « Mathématiques et langages » (notez les pluriels) choisi pour la semaine des mathématiques 2017 est parfait. Il est parfait car il suscite le débat, et souvent des désaccords, entre mathématiciens, mais aussi dans le public général. Les textes réunis dans ce petit volume illustrent la variété des réactions des mathématiciens et des informaticiens face aux langages.

Pour simplifier à l’extrême, on peut distinguer deux points de vue.

Dans le premier, les mathématiques ne seraient qu’un jeu qui manipule des mots en respectant une grammaire rigide. Hilbert, au début du vingtième siècle, affirmait qu’on pouvait changer les mots « point, droite, plan » et les remplacer par « table, chaise, verre de bière » et que les théorèmes selon lesquels « par deux tables passe une chaise » et que « l’intersection de deux verres de bière est une chaise » seraient tout à fait justifiés. D’ailleurs, sans aller jusque là, la géométrie moderne utilise des objets appelés « immeubles, appartements et chambres » qui ont des propriétés étranges, telles
par exemple que « par deux chambres passe au moins un appartement ».

Dans le second point de vue, le monde mathématique a une existence intrinsèque et les mathématiciens ont développé une langue… pour en parler. « La nature est un livre écrit en langage mathématique », écrivait Galilée il y a bien longtemps. Le « monde mathématique » est-il une partie de la nature ? Le mathématicien Arnold disait que la mathématique est un chapitre de la physique. Les scientifiques et les philosophes n’ont pas fini de discuter de la « déraisonnable efficacité des mathématiques » selon l’expression de Wigner. Pourquoi ce langage si abstrait permet-il de décrire notre monde ?

On peut aussi comprendre le thème « Mathématiques et langages » d’une autre façon. Les mathématiques peuvent-elles être utiles pour mieux comprendre la structure des langues naturelles, en linguistique ? Réciproquement, les linguistes peuvent-ils aider les mathématiciens ? J’ai été par exemple passionné par le livre de Quine intitulé Le mot et la chose qui pose des questions profondes sur le sens d’un texte et sur le processus de traduction (qui n’a pas grand-chose à voir avec l’idée naïve de « bijection » que les mathématiciens utilisent).

Ces questions ne sont pas réglées, ne le seront probablement jamais, et c’est tant mieux. On trouvera donc des opinions variées, et discordantes, dans les textes de la thématique « Maths et langage ».

Post-scriptum

© Le Monde, article paru dans le Cahier du Monde n° 21453 (8 janvier 2014).

ÉCRIT PAR

Étienne Ghys

Directeur de recherche CNRS, Secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences - École Normale Supérieure de Lyon

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