Mathématiques et langue commune

Écrit par Olivier Rey
Publié le 22 septembre 2017

Les mathématiciens ayant des connaissances littéraires ne sont pas rares – en tout cas beaucoup moins que les « littéraires » ayant des connaissances mathématiques. Pourquoi cette dissymétrie ?

Les « littéraires » peuvent se permettre, dans une large mesure, d’ignorer les sciences. Cette lacune dans leurs connaissances est regrettable, elle n’est pas rédhibitoire. Les mathématiciens, en revanche, doivent comme tout un chacun connaître le matériau de la littérature, à savoir la langue commune, qui est aussi la langue dans laquelle ils rédigent leurs propres travaux. Il n’y a pas, en effet, de langue mathématique à proprement parler. Certes, les notions mathématiques en appellent, pour être exprimées, à une redéfinition de certains mots du lexique courant (groupe, matrice, compact, dérivation…), exceptionnellement à l’invention de mots nouveaux (cohomologie, chtouca…) ; elles réclament aussi l’élaboration d’une écriture symbolique – qui permet, par exemple, d’écrire les équations de façon simple et univoque. Mais un texte mathématique n’est jamais entièrement composé de ces mots redéfinis et de ces symboles : ceux-ci se trouvent inclus dans un texte composé en langue usuelle. L’idée est répandue, remarque Laurent Lafforgue, « selon laquelle les mathématiques consistent en des formules. Effectivement, le langage symbolique joue un rôle ; il est devenu indispensable dans le développement de la discipline. Cependant, aujourd’hui comme hier, ces formules ne prennent un sens qu’à l’intérieur d’un texte. Un article de mathématiques est d’abord, et avant tout, un texte ; c’est un récit. […] On raconte une sorte d’histoire dans laquelle sont introduits progressivement des protagonistes qui vont interagir entre eux 3 Laurent Lafforgue, « Le latin et ma formation mathématique », in Le Bon Air latin, Hubert Aupetit, Adeline Desbois-Ientile et Cécilia Suzzoni (dir.), Fayard (2016), p. 229-230.. » On pourrait soutenir qu’en dernière analyse, tout raisonnement mathématique est susceptible d’être réduit à une suite de symboles. Mais si aucun article mathématique ne procède à une telle réduction, il y a à cela une excellente raison : cela demanderait un travail colossal, pour un résultat parfaitement vain. Car pour comprendre ce que l’article veut dire, le lecteur devrait se tuer à remettre des mots à tous les endroits d’où le rédacteur se serait tué à les chasser. On saisit, au passage, pourquoi cours, séminaires, colloques et conversations sont si importants au partage des idées mathématiques. Même si un article ne saurait évacuer toute narrativité, il peut néanmoins réduire celle-ci à la portion congrue, alors que la rencontre vivante oblige à la développer.

Redisons-le : il n’y a pas de langue mathématique autonome. Ce qui existe, c’est une extension mathématique de la langue commune. Et c’est dans la continuité préservée avec le fonds commun de la langue que la pensée mathématique puise son sens et sa fécondité. Les ambiguïtés de la langue usuelle qui, de prime abord, lui semblent un obstacle, sont aussi ce qui, en profondeur, ne cesse de la relancer. Aussi les mathématiques ont-elles tout à gagner à être pratiquées dans des langues de culture parlées avec aisance. Henri Poincaré en concluait que « ce n’est pas seulement à l’homme, mais au savant même que les humanités sont utiles 4« Les sciences et les humanités », conférence de 1911. Le texte de Poincaré est disponible sur le site de Michel Delord.. » Un siècle a passé et le constat est toujours valable.

ÉCRIT PAR

Olivier Rey

Chercheur - CNRS - Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (IHPST, Paris)

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