Jean-Pierre Serre et John Tate sont deux géants des mathématiques du vingtième siècle (ils ont, entre autres, reçu tous les deux le prix Abel. Ce sont aussi des amis de longue date dont la correspondance vient d’être publiée par la Société Mathématique de France (SMF) : 800 pages d’échanges épistolaires suivies de 150 pages de notes, commentaires et autres documents. Il y est question un peu de vacances, famille, échecs…, beaucoup de nouvelles mathématiques (santé de Bourbaki résultats démontrés par les uns et les autres, cours, organisation de conférences internationales, édition scientifique…), et encore plus de vraies mathématiques en train de se faire.
Tate avait une difficulté légendaire à terminer ses articles, et beaucoup de ses résultats ont été annoncés dans ses lettres à Serre : comme il l’écrit le 25/04/63, Excuse all these letters. I find that writing to you is an excellent method of organizing my thoughts. Certains n’ont été publiés que bien plus tard.
Les résultats dont ils discutent relèvent principalement de ce qui est devenu la géométrie arithmétique, et la correspondance offre une perspective particulièrement vivante sur la genèse de cette branche des mathématiques, au carrefour de la théorie des nombres et de la géométrie. Dans ce qui suit je présente trois des thèmes abordés (il y en a bien d’autres !) : il me semble que l’on peut suivre les échanges sans tout comprendre des mathématiques en jeu, un peu comme dans le livre de l’homme à l’araignée auquel j’ai emprunté le titre de ce billet.
La géométrie rigide
Cela commence par une lettre de Serre du 31/07/59 :
Lettre de Serre
Il paraît que vous faites des choses rupinantes avec les courbes elliptiques sur les \(p-\)adiques (j non entier), m’a raconté Lang ; vous savez faire marcher ce que nos pères appelaient les « fonctions loxodromiques » sur les \(p-\)adiques. C’est bien sympathique, et j’aimerais beaucoup avoir des détails, si ça ne vous ennuie pas d’écrire.
Réponse de Tate :
I am happy to hear that you found the « fonctions loxodromiques » « bien sympathiques » because I like them, too — so much so that I am writing it up, believe it or not. Of course that goes very slowly, what with my writing neurosis, our new house, new child, etc. but still it goes.
Suit une lettre de 4 pages dans laquelle Tate explique comment transférer en \(p-\)adique des techniques d’analyse sur les nombres complexes, et définit ce qui est maintenant appelé « la courbe de Tate ». Il conclut par :
Finally, and most important, this last theorem and probably many other things that are hard to prove at present, would become obvious if one really had a theory of analytic \(+\) meromorphic functions in complete non-archimedean fields. Given such a field \(k\), and given such a \(t\) with \(0<|t|<1\), then it is clear from the above results that the « meromorphic » functions on the « manifold » \(k^*/\langle t\rangle\) are just the rational functions of \(x(w)\) and \(y(w)\). But will you please define « meromorphic » and « manifold ». How does one get around the total disconnectedness to get some kind of global theory? One really must try to make sense out of Krasner’s stuff. I have not yet had the courage, however. But everything points to the existence of \(p\)-adic analytic continuation.
Les résultats de cette lettre ont joué un grand rôle, mais ils n’ont finalement été publiés par Tate qu’en 1994. Moins de deux ans plus tard (lettre du 16/10/61), Tate a trouvé comment résoudre les problèmes mentionnés dans le paragraphe ci-dessus, en introduisant le concept d’espace analytique rigide:
I enclose five pages, in « canonical style » which constitute the first installment of the « details » concerning rigid \(p\)-adic analytic spaces (with nilpotent elements, of course) which you asked for… It will be clear without saying that I have been helped enormously by Grothendieck , and by S 7 of Ch 0 of the Elements. Actually, what I send is just the very beginning, but Theorems 4.4 and 4.5 are certainly of interest.
Un petit exercice
Dans une lettre fantastique du 05/08/63 (les vacances sont propices aux rêveries), Tate énonce une série de conjectures numérotées (a), (b\(_i\)), (c\(_i\)), qui auront beaucoup d’influence (et sur lesquelles les progrès ont été assez limités). Il termine par le petit exercice suivant:
Let \(K\) be a number field let \(E\) be an elliptic curve over \(K\), and apply (b\(_1\)) to \(X_*=E\times E\) over \(K\). Show that (b\(_1\)) is true (by Deuring) in case \(E\) has complex multiplication. Show that if \(E\) has non complex multiplication, then Conjecture
(b\(_1\)) implies something about the distribution of the angle \(\theta(y)\) of the \(\alpha_y\) such that
\(\zeta_{Ey}(s)=\frac{\left(1-\alpha_y Ny^{-s}\right)\left(1-\overline{\alpha_y} Ny^{-s}\right)}{\left(1-Ny^{-s}\right)\left(1- Ny^{1-s}\right)}\), namely that if you assume a distribution function
\(f(\theta)=\sum_{\nu=0}^{\infty}a_{\nu}\cos\nu\theta\) for \(0\leq\theta\leq\pi\), then you should get \(\int_0^{\pi}(1+2\cos2\theta)f(\theta)\mathrm d\theta=0\), i.e. \(a_2=-a_0\). Thus the simplest possible function \(f(\theta)\) which should occur is \(f(\theta)=a-a\cos2\theta = 2 a \sin^2\theta\). Mumford tells me that Sato has found \(f(\theta)=c\sin^2\theta\) experimentally by machine on one curve with thousands of\(p\) — many more \(p\) than your computation. Did you ever have your distribution analyzed, and do they all look like \(\sin^2\theta\) \(????\)
Dans une lettre suivante, du 28/08/63, Tate donne des indications pour la solution de cet exercice, connu sous le nom de conjecture de Sato-Tate, mais il faudra attendre 2006 pour que les premiers cas non triviaux de cette conjecture soient démontrés, et 4 ans de plus pour que le résultat soit établi pour toutes les courbes elliptiques définies sur \({\mathbf Q}\). (Le cas d’un corps de nombres général, cadre dans lequel se place Tate, est toujours largement ouvert.)
Une conjecture
Il s’agit ce coup-ci d’une lettre de Serre du 01/05/73. Après deux pages consacrées à des questions diverses (dont la publication d’un article de survol de Tate sur les courbes elliptiques), Serre en vient au but de sa lettre.
Parlons plutôt de maths– les chances de s’y engueuler y sont nettement plus faibles 2C’est une allusion aux fâcheries consécutives au financement par l’OTAN du congrès d’Anvers sur les formes modulaires.; j’ai envie de te raconter une conjecture sur les extensions galoisiennes de \(\mathbb Q\) à groupe de Galois un sous-groupe de \(\mathrm GL_2(\mathbb F_p)\) :
Je vais être prudent, et considérer uniquement des représentations
\[\rho:\mathrm{Gal}(\overline{\mathbb Q}/{\mathbb Q})\to{\mathrm GL}_2(\mathbb F_q),\qquad q=p^f,\]
non ramifiées en dehors de \(p\) et vérifiant la condition suivante :
\[\det\rho:\mathrm{Gal}\to\mathbb F_q^* \ est\ =\chi^{k-1} \quad (k\ pair),\]
où \(\chi:\mathrm{Gal}\to\mathbb F_q^*\) est le caractère fondamental modulo \(p\) (donnant l’action sur \(\mu_p\)).
Si \(\ell\neq p\), la trace et le déterminant de \(\rho(\mathrm{Frob}_{\ell})\) ont un sens évident ; note-les \(a_{\ell}\) et \(\ell^{k-1}\), et forme la série de Dirichlet (à coefficients dans \(\mathbb F_q\))
\(\prod_{\ell\neq p}\left(1-a_{\ell}\ell^{-s}+\ell^{k-1-2s}\right)^{-1}\), à la \Hecke ; note-la \(\sum a_n n^{-s}\), et forme la série formelle
\[f=\sum_{n=1}^{+\infty}a_nq^n,\]
où cette fois \(q\) désigne une indéterminée… mille excuses pour avoir appelé \(q\) le nombre d’élements du corps fini, mais j’ai la flemme de recommencer pour si peu !
Conjecture. — La série \(f\) est une forme modulaire (modulo \(p\)) sur \({\mathrm SL}_2({\mathbb Z})\) de poids congru à \(k\) mod \((p-1)\).
Réponse de Tate, le 11/06/73:
Your conjecture (or question if you want to be chicken) about modular representations of degree \(2\) of \(\mathrm{Gal}(\overline {\mathbb Q }/ {\mathbb Q})\) and modular forms is beautiful!
suivie, le 02/07/73, de:
Please give me a little more time (i.e. beyond 10 July) on the elliptic curve report. I have started on it, but have been distracted by various things, in particular, your conjectures on \(\rho : \mathrm{Gal}(\overline{{\mathbb Q}}/{\mathbb Q}) \to {\mathrm GL}_{2}(\mathbb F_{\ell^{a}})\). I think I can prove the conjecture for \(\ell = 2\), by brilliantly observing that \(2^{\frac{5}{2}} < \pi e^{2}/4\) (see enclosed sheets, which I offer as payment for the extended deadline).
S’en est suivi un an d’échanges sur les formes modulaires, mais le 12/07/74, Serre écrit :
Deligne est quelque peu sceptique (le salaud!) sur la conjecture disant que toute représentation non ramifiée en dehors de \(\ell\), et à déterminant impair, provient d’une forme modulaire modulo \(\ell\) sur \({\mathrm SL}_2({\mathbb Z})\). Son scepticisme s’appuie sur deux arguments :
a. Une telle représentation — si elle provient d’une forme modulaire — est relevable en une représentation \(\ell\)-adique (du moins après extension finie de \({\mathbb Q}_\ell\)). Or il est vraissemblable qu’il y a des représentations \({\rm mod}\,\ell\) qui refusent de se laisser relever \(\ell\)-adiquement — surtout si l’on impose la ramification (et probablement même sans l’imposer). Essaie de faire des exemples.
b. Même si la représentation provient d’une forme modulaire (sur un \(\Gamma_0(N)\), disons), il ne voit pas pourquoi \(N\) pourrait être pris égal à 1. Dit autrement : prends \((N,\ell)=1\), et une représentation attachée à une forme modulaire sur \(\Gamma_0(N)\). Suppose la représentation correspondante non ramifiée en un \(p\) qui divise \(N\). Il devrait être vrai (si mes conjectures optimistes étaient vraies) que la forme provient (au \(p\)-facteur près) d’une forme sur \(\Gamma_0(N/p)\). Cela lui parait trop beau.
Il semble que le scepticisme de Deligne a découragé Serre de publier sa conjecture. Il n’est revenu dessus qu’en 1984, à la suite d’un exposé de Frey expliquant que, si \(a^p+b^p=c^p\) est un contre-exemple au théorème de Fermat , alors la courbe elliptique introduite par Hellegouarch, d’équation \(y^2=x(x-a^p)(x+b^p)\), fournit un contre-exemple à la conjecture de Taniyama-Weil. L’argument de Frey n’était pas complètement correct, mais Serre a proposé un raffinement de la conjecture ci-dessus, connu sous le nom de « conjecture \(\epsilon\) », et montré que la courbe d’Hellegouarch fournit un contre-exemple à Taniyama-Weil+\(\epsilon\), et donc que Taniyama-Weil+\(\epsilon\) \(\Rightarrow\) Fermat (la « courbe de Tate » joue un grand rôle dans les arguments). Ribet a prouvé la conjecture \(\epsilon\) peu après, et Wiles a prouvé, en 1994, ce qu’il fallait de Taniyama-Weil pour démontrer le théorème de Fermat.
La conjecture de Serre a, quant à elle, été démontrée en 2008 par Khare et Wintenberger; la preuve est une récurrence sur l’ensemble des nombres premiers dont le point de départ est le résultat prouvé par Tate dans sa lettre du 02/07/73.