Je lisais hier une interview de Yuri Manin – figure importante des mathématiques contemporaines. Cette interview est reproduite dans son livre, qui rassemble plusieurs essais sur les mathématiques et s’intitule Mathematics as metaphore. Les interviewers (Martin Aigner et Vasco A. Schmidt) posent en particulier à Manin une question qui devrait intéresser les lecteurs de ce site :
Q : There are a lot of educated people who really would like to know what mathematics is about. They say that the mathematicians, when they are asked what they are doing, usually answer : this is too complicated, I can’t explain it. Should we change this attitude ? Should we go out and explain mathematics at least to those people who want to know ? 4De nombreuses personnes cultivées aimeraient savoir de quoi parlent les mathématiques. Ils disent que les mathématicien-ne-s, quand on leur demande, répondent en général : c’est trop compliqué, je ne peux pas l’expliquer. Devrions-nous modifier cette attitude ? Devrions-nous au moins aller vers ces gens qui veulent savoir et leur expliquer ?
J’imagine que l’existence de ce site est déjà une réponse (positive) à cette question. Il peut néanmoins être intéressant de lire la réponse de Manin dont je ne cite que la fin (je recommande la lecture de toute l’interview et plus généralement du livre).
R : […] I don’t understand what these people are talking about. Just go to the library – there are a lot of books explaining what mathematics is. If you are too lazy to take a thick book, well take any issue of Mathematical Intelligencer or American Mathematical Monthly, and start reading. 5Je ne comprends pas la question de ces gens. Il suffit d’aller dans une bibliothèque – il y a de nombreux livres expliquant ce que sont les mathématiques. Si vous êtes trop paresseu-se-s pour prendre un livre épais, alors prenez n’importe quel numéro du Mathematical Intelligencer (Renseignement mathématique, où renseignement est pris dans le sens de l’espionnage) ou de American Mathematical Monthly (Mensuel de mathématiques américain).
Bien sûr la réponse de Manin est provocante, c’est certainement voulu – le politiquement correct n’est pas la tasse de thé du monsieur. L’homme a par ailleurs beaucoup d’humour, il ne faut donc pas prendre au pied de la lettre cette réponse. Mais sa lecture a fait resurgir en moi le souvenir d’une discussion assez virulente entre deux collègues il y a à peu près deux ans et que j’ai envie de rapporter ici.
Mais d’abord pourquoi ne pas prendre Manin au pied de la lettre ? Oui mais alors quel livre ouvrir ? me direz-vous (ou pas). Eh bien justement pour les lecteurs que l’anglais n’effraie pas, les presses universitaires de Princeton ont récemment publié un livre édité par Timothy Gowers intitulé The Princeton Companion to Mathematics (PCM de son petit nom). C’est un livre unique en son genre. Vous avez envie de savoir ce que sont les mathématiques, leurs origines, d’en connaître les principaux concepts, les différentes branches, les problèmes et théorèmes principaux, les grandes personnalités et plus encore… vous aurez toutes les réponses dans ce livre formidable.
Venons-en maintenant à mes deux collègues et à leur dispute. L’un d’eux, appelons-le X, voulait savoir, par curiosité, ce que sont ces motifs dont on entend si souvent parler dans le (petit) monde de la géométrie algébrique 6Je ne vais pas tenter ici d’expliquer ce que sont, ou plutôt devraient être ces motifs, même le PCM ne s’y risque pas !.
L’autre, appelons-le Y, venait juste de faire un cours de master sur la théorie des motifs. C’est donc tout naturellement que X vient voir Y dans son bureau et lui demande de lui expliquer ce que sont les motifs. C’est alors non moins naturellement que Y prend sa craie et commence :
Un motif, pur et effectif au sens de Grothendieck, est un couple (X,e) où X est un schéma projectif et lisse et e un élément idempotent de l’algèbre des correspondances algébriques de degré 0 de X vers X …
Très bien me direz-vous. Tout le monde est donc satisfait et mon histoire s’arrête. Eh bien non ! X n’est pas satisfait. Le lendemain durant le déjeuner il le fait savoir à Y. X ne veut pas une définition formelle des motifs, il veut comprendre ce que représente le concept de motif. La réponse de Y se fait cinglante : un concept mathématique n’est rien de plus ni de moins que sa définition, si tu veux t’en tenir aux mythes … Cette phrase est méprisante bien sûr, et injuste. X ne se contente certainement pas des mythes, X mène de brillantes et profondes recherches (dans lesquels les motifs n’interviennent pas directement). Dans ses recherches et dans l’écriture de ses articles les objets sont clairement définis dans notre langue mathématique commune. Mais oui X a besoin de mythes, et dans son propre domaine il n’est pas le dernier à traquer le mythe sous-jacent qui pourra faire sens pour un visiteur curieux voulant en apprendre un peu sur une partie de notre culture.
Comme toutes les autres activités culturelles les mathématiques existent aussi à travers leurs mythes. Ceux-ci sont souvent à l’origine de vocations mais aussi de connexions inattendues pouvant s’avérer fructueuse si on s’y laisse aller. Il sera alors temps de dépasser le mythe (peut-être en approfondissant le concept à l’aide du PCM).
Pour conclure, une critique du documentaire d’Alain Fleischer Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard lue dans Les inrockuptibles n° 686 :
Des équations aléatoires, tragiques ou magiques, qui rendent bien compte de cette aspiration vers un monde de combinaisons, de relations d’un Godard qui parle en pleurant de ses amis imaginaires, de grands mathématiciens, Abel et Galois, qui ne furent pas reconnus en leur temps. (Amélie Dubois)
Au fait qu’est-ce qui vous a conduit la première fois à aller voir un film de Godard ?