Maths sous la neige !

Tribune libre
Publié le 22 janvier 2009

Les matheux aiment bien changer d’air : certains font des maths en randonnée, d’autres à la piscine. Ces jours-ci, je fais des maths sous la neige …

Une grande partie de l’activité d’un mathématicien est solitaire : on s’arme d’un bloc de papier et d’un crayon et on s’acharne sur un problème jusqu’à ce que « ça marche » — ou bien jusqu’à ce qu’on soit convaincu que ce qu’on essaye de prouver est faux, ce qui arrive ; ou encore, jusqu’à ce qu’on soit à court d’idées, ce qui est sans doute plus fréquent.

Mais il ne faut pas croire pour autant que les matheux sont tous asociaux ! Et, comme le raconte d’ailleurs mieux que moi David Ruelle, la recherche mathématique est une activité éminemment sociale. Il suffit pour s’en convaincre de constater le nombre de théorème démontrés simultanément par des chercheurs qui ne se sont jamais rencontrés : il y a des sujets qui sont « dans l’air, » et des arguments qu’on entend au hasard d’un séminaire ou d’une discussion autour d’une tasse de café sont souvent utiles dans des cadres différents ; d’une certaine façon, ils se répandent comme une rumeur dont le trajet est parfois difficile à retracer.

Il y a deux occasions lors desquels les matheux aiment se rencontrer :

Quand « ça marche. » On est fier de son dernier résultat, on raconte ce qu’on a compris, et je pense parler pour la majorité de mes collègues quand je dis que c’est un des plus grands plaisirs d’un chercheur d’expliquer à ses collègues ce qu’il a « trouvé. » Mais ce n’est pas de ça dont je veux parler dans ce billet !

Quand « ça ne marche pas. » Quand rester des heures devant sa feuille n’a pas suffi, le matheux a besoin de changer d’air. Alors il commence par aller ennuyer son voisin de bureau, ou son collègue avec qui il va déjeûner ; et bien souvent, même si le collègue en question est un spécialiste d’un sujet complètement différent, il arrive que le simple fait d’expliquer son problème suffise à le voir d’une autre façon et que la solution devienne évidente. Bien sûr, si le même collègue travaille sur un sujet similaire, c’est encore plus utile ! C’est en grande partie pour cette raison que le CNRS est depuis longtemps attaché à la notion de laboratoire de mathématiques.

Mais dans mon expérience personnelle, la plupart des « vraies idées » mathématiques émergent de discussions (parfois informelles — il faudrait faire une étude pour savoir combien de théorèmes ont été démontrés autour d’une bière !) entre spécialistes qui parlent le même langage. L’un lance une suggestion, à laquelle il ne croit pas toujours entièrement, et qu’il n’aurait pas creusée seul ; l’autre rebondit dessus, la reformule dans ses termes, y ajoute son intuition personnelle du sujet ; le premier explique au second pourquoi sa suggestion est stupide (il faut se rentre à l’évidence, dans ce genre de situation 90% des phrases prononcées sont stupides), mais ce faisant il comprend un peu mieux le problème … et de proche en proche le théorème est finalement démontré.

Il est alors difficile de savoir qui a eu l’idée cruciale ! Et en fait aucun des deux matheux impliqués n’aurait pu la trouver seul. Ils rédigent alors un article ensemble, et sont tout contents de réduire ainsi leur nombre d’Erdös.

L’institut Mittag-Leffler

Il y a dans le monde un certain nombre d’instituts qui hébergent des mathématiciens travaillant sur un sujet proche pendant des durées plus ou moins longues, pour leur permettre de travailler ensemble et de se faire mutuellement des suggestions stupides. Je parlerai de certains d’entre eux (enfin, de ceux que je connais) lors de prochains billets.

Celui ou je passe ces quelques semaines est situé en Suède, dans la proche banlieue de Stockholm ; il était la résidence personnelle de Gösta Mittag-Leffler, un mathématicien suédois à qui l’on doit un certain nombre de résultats d’analyse complexe.

L’Institut Mittag-Leffler

Cet institut héberge des chercheurs en résidence pendant des semestres thématiques ; celui du printemps 2009 s’articule autour des probabilités discrètes (page en anglais). Et si vous avez bien tout suivi, j’y ai déjà dit un certain nombre de choses complètement stupides ces derniers jours ! On y apprend aussi les maths des autres, puisqu’il y a quatre exposés d’une heure chacun, chaque semaine …

Un peu de maths pour finir !

Pour finir, je voudrais moi aussi tenter l’expérience de raconter un théorème que j’ai entendu à l’exposé de cet après-midi. Il s’agit du théorème de Szemerédi, qui exprime (informellement) que tout ensemble d’entiers de densité positive, s’il est assez grand, contient une progression arithmétique de longueur prescrite. Ce thèorème en lui-même, contrairement à ce que la simplicité de son énoncé pourrait laisser croire, est extrèmement difficile, et il a seulement été démontré il y a une vingtaine d’années. Mais l’histoire est loin d’être terminée ! Pour plus de détails, je renvoie le lecteur à cette page web (en anglais).

D’abord un peu de vocabulaire : une progression arithmétique est une suite d’entiers positifs, telle que la différence entre deux consécutifs d’entre eux soit toujours la même. Par exemple, une progression arithmétique de deux entiers est simplement … deux entiers quelconques ! Une progression arithmétique de trois entiers est telle que celui du milieu soit exactement la moyenne des deux autres.

Si on se donne une famille d’entiers (distincts) positifs et tous inférieurs ou égaux à \(N\), la {densité} de cet ensemble est simplement la proportion des entiers de \(1\) à \(N\) qui sont dedans, donc son nombre d’éléments divisé par \(N\).

Maintenant, prenons un ensemble d’entiers qui contient disons \(1\%\) des entiers entre \(1\) et \(1\,000\). (Il contient donc \(10\) entiers.) Peut-on affirmer qu’il contient forcément une progression arithmétique de longueur \(3\) ? Sans doute pas, en fait il est facile de trouver un contre-exemple 2Contre-exemple : \(\{1,2,4,8,16,32,64,128,256,512\}\) — voyez-vous pourquoi c’est un contre-exemple sans tout tester à la main ?. Mais le théorème de Szemerédi affirme que si on remplace \(1\,000\) par un nombre \(N\) assez grand, mais toujours pour une proportion de \(1\%\), alors ce sera le cas, et on pourra toujours y trouver une progression de longueur \(3\). Et même que si on prend \(N\) encore plus grand, on se mettra à y trouver des progressions de longueur \(4\), \(5\), … de la longueur qu’on veut, quitte à prendre \(N\) assez grand.

Que veut dire «assez grand» ?  C’est la partie du problème qui est encore mal comprise. Si \(\delta>0\) et si \(k\geq1\), notons \(N(k,\delta)\) la plus petite valeur de \(N\) telle que l’on puisse affirmer qu’une partie de densité \(\delta\) des \(N\) premiers entiers contienne toujours une progression arithmétique de longueur \(k\). Il est «facile» de trouver une borne {inférieure} pour \(N(k,\delta)\) : il suffit pour cela de trouver une valeur de \(N\) et {{une seule}} partie de densité \(\delta\) des \(N\) premiers entiers qui ne contient pas de progression de longueur \(k\). Construire une telle famille n’est pas toutefois pas complètement évident (essayez de le faire !)

Trouver une borne supérieure pour \(N(k,\delta)\) est une autre paire de manches, puisqu’il faut trouver une valeur de \(N\) telle que {{toute}} partie de densité \(\delta\) satisfasse la condition qu’on veut. La meilleure borne connue actuellement dans le cas général est due à Gowers et date de 2001 :
\[N(k,\delta) \leq 2^{2^{\delta^{-2^{2^{k+9}}}}}.\]
Pour \(k=4\) et \(\delta=50\%\) (on prend la moitié des entiers ! ça devrait être facile d’y trouver une progression de longueur \(4\) !), la borne obtenue est un nombre absolument gigantesque : le nombre de chiffres du nombre de chiffres de son nombre de chiffres est un nombre à \(2\,500\) chiffres ! (Par comparaison, le nombre d’atomes dans l’univers observable est un tout petit nombre qui a moins de 80 chiffres …)

ÉCRIT PAR

Vincent Beffara

Directeur de recherche - CNRS - Institut Fourier, Université Grenoble Alpes

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