Mikhaïl Gromov

Tribune libre
Publié le 28 mars 2009

Mikhaïl Gromov 2Voir nos différents billets et articles sur Gromov , mathématicien, géomètre, et fournisseur d’inspiration pour quelques générations de scientifiques. Gromov également Prix Abel 2009, sommet de la notoriété, et donc Gromov notable ?

C’est d’abord du contraire qu’il donne l’impression : le regard, la voix, les rires et les coups de gueule, rien qui soit propre à la respectabilité institutionnelle. Le regard pétillant, scrutant, impatient, accrocheur derrière les sourcils en bataille, sauf quand l’homme se replie sur lui-même pour penser à ce que sans doute personne d’autre n’a pensé avant lui ; la voix inimitable qui se dépasse elle-même à tout instant et qui sonne étrangement pareille selon qu’il parle français anglais ou russe ; les rires à usage multiple — saluer un ami, admirer un raisonnement correct, remettre à sa place un raisonnement faux ou inopportun — ; et les coups de gueule pour sermonner les autres mathématiciens quand ils se cantonnent dans des idées sans originalité. Et bien sûr l’éveil perpétuel de l’intelligence en action : il m’a souvent fait penser à la première réplique de La vie de Galilée de Brecht : « Pose le lait sur la table mais ne ferme aucun livre », autre manière de dire « D’accord pour boire et manger mais sans oublier l’essentiel, les compréhensions nouvelles et les découvertes espérées ».

Le Prix Abel ne récompense pas un personnage, mais une œuvre. Celle de Gromov a tout simplement bouleversé un nombre impressionnant de domaines dans la recherche mathématique actuelle. Et ces bouleversements ont souvent leurs sources dans une suite de remarques élémentaires, mais si originales et surtout si originalement imbriquées que personnes n’y avait pensé (n’avait osé y penser ?) avant lui. Bien sûr, le vocabulaire n’est pas celui du grand public, puisqu’il a créé ou révolutionné le h-principe, la cohomologie bornée, les courbes pseudo-holomorphes, les groupes hyperboliques et aléatoires, etc.

A l’occasion d’un repas un peu trop long fin décembre, il a commencé à me parler de la géométrie du cœur. J’ignore si ce que j’en ai retenu résumait des idées dues à lui ou à un autre chercheur, mais peu importe pour moi (et peut-être aussi pour lui). Voici en quelques mots de quoi il s’agissait.

Le cœur humain est (entre autres) un objet géométrique dont la forme est décrite par un grand nombre de distances entre points significatifs : telle extrémité de l’oreillette gauche, tel point particulier du ventricule droit, etc. Il arrive que le chirurgien doive couper dans cette géométrie, et le trajet du bistouri est dicté notamment par la géométrie de l’organe. Mais imaginons maintenant une représentation géométrique du cœur dans laquelle les distances entre points remarquables ne seraient plus mesurée en millimètres, mais par un indicateur électrique ; par exemple, la « distance » du nouveau type entre deux points serait d’autant plus grande que la résistance électrique entre ces points serait élevée. On obtient alors une image du cœur bien différente de celle dont nous avons l’habitude, certainement passionnante pour le géomètre, et peut-être (d’après Gromov) pouvant inspirer des coups de bistouri moins dommageables au fonctionnement de l’organe.

Le domaine de Gromov est l’exemple type de ce qu’on appelle les mathématiques fondamentales, par opposition aux mathématiques dites appliquées (même s’il y a globalement beaucoup plus complémentarité qu’opposition). Mais l’inventivité traverse les barrières, jusque dans cette courte conversation de « mathématiques géométrico-chirurgicales ». Gromov, c’est surtout un perpétuel cadeau de Noël. D’ailleurs, il est né un 23 décembre.

ÉCRIT PAR

Pierre de la Harpe

Professeur - Université de Genève

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