Misha Gromov, un panorama

Tribune libre
Écrit par Alain Valette
Publié le 3 avril 2009

Le 26 mars 2009, le Président de l’Académie norvégienne des sciences a annoncé le lauréat du Prix Abel 2009 : Mikhail Leonidovitch Gromov, professeur permanent à l’Institut des hautes Études scientifiques (à Bures-sur-Yvette, près de Paris).

Misha Gromov se présente lui-même comme un géomètre. Et son style est indubitablement celui d’un géomètre. Mais ses centres d’intérêt mathématiques sont très variés. Ses découvertes et ses idées, toujours très originales, ont révolutionné plusieurs domaines des mathématiques :

Son travail de pionnier a même conduit à la création de nouveaux domaines de recherches fructueux, de sorte que la géométrie est aujourd’hui complètement différente de ce qu’elle était il y a 40 ans. Sous son influence, différentes branches de la géométrie sont aujourd’hui mieux reliées entre elles, mieux reliées à d’autres domaines des mathématiques.

Si l’on devait comparer Gromov à des géomètres illustres et anciens, on pourrait penser à Gauss et à Poincaré.

Voici un bref panorama de ses idées et résultats. Il doit beaucoup à un texte de Pierre de la Harpe de mai 2008, ainsi qu’aux remarques amicales de la rédaction de Images des Mathématiques.

Géométrie riemannienne

Dans ce domaine, Gromov a eu au moins deux idées révolutionnaires.

D’abord, il insiste sur les notions les plus « basiques », la distance entre les points, la mesure des volumes, et de façon un peu plus compliquée, des inégalités sur la courbure, et sur tout ce qui, en géométrie « riemannienne », ne dépend que de ces notions « simples ».

Ensuite, il considère les espaces avec lesquels il travaille comme les « points » d’espaces plus abstraits, espaces de courbes d’un certain type, par exemple, qu’il munit de structures qu’il peut étudier pour en déduire des propriétés des espaces « points ». Ce point de vue s’est révélé si fécond que nous ne pourrions aujourd’hui nous en passer. Gromov lui-même en a déduit de nouveaux théorèmes, de nouvelles démonstrations, et une meilleure compréhension de résultats classiques.

Par exemple, une contribution importante, issue d’un article 9Hyperbolic groups. Essays in group theory, 75—263, Math. Sci. Res. Inst. Publ., 8, Springer, New York, 1987. de 1987 sur les groupes hyperboliques, montre à quel point la notion de courbure, telle qu’il la formule, est à la fois très générale et d’une efficacité surprenante. Gromov définit les « espaces hyperboliques » par une condition de courbure majorée. Le cas des « groupes hyperboliques » lui a permis par exemple de démontrer des propriétés de « presque tous » (dans un sens précis) les groupes « de présentation finie ».

Topologie symplectique

En 1985, Gromov a révolutionné la « géométrie symplectique » et transformé cette discipline 10Issue de la manière dont Hamilton avait écrit les équations de la mécanique. en ce que l’on appelle aujourd’hui la topologie symplectique. Son idée était d’utiliser les « courbes pseudo-holomorphes » (qui sont un certain type de surfaces dessinées dans les « variétés symplectiques ») et, comme il a été dit ci-dessus, les espaces dont les points sont ces courbes. Cette idée 11Pseudoholomorphic curves in symplectic manifolds. Invent. Math. 82 (1985), no. 2, 307—347. Téléchargeable ici.et les théorèmes (comme par exemple un critère de compacité des espaces de courbes pseudo-holomorphes) qu’il a démontrés grâce à elle, sont aujourd’hui le pain quotidien des géomètres.

Équations aux dérivées partielles

Le livre 12Partial differential relations. Ergebnisse der Mathematik und ihrer Grenzgebiete (3) [Results in Mathematics and Related Areas (3)], 9. Springer-Verlag, Berlin, 1986. x+363 pp. que Gromov a publié en 1986 sur les « relations aux dérivées partielles » (qui expriment la plupart des propriétés géométriques comme, par exemple le fait, pour une courbe, d’être pseudo-holomorphe) recèle nombre d’idées neuves et fécondes, que les mathématiciens n’ont pas fini d’exploiter.

Espaces métriques mesurés

Il s’agit d’espaces munis à la fois d’une distance (une métrique) entre ses points et d’une mesure (de ses parties). Par exemple, une sphère (de dimension n), ou encore l’ensemble des mots abbaaabbbbbbaaab de longueur n en deux lettres a et b, où il faut penser que n est grand.

Le phénomène de concentration de la mesure est une manière de formaliser le fait qu’en général, un observateur aura toutes les chances de n’observer qu’une petite partie des propriétés d’un tel espace13L’utilisation systématique de cette observation est due à Vitali Milman dans les années 1970. Milman s’est inspiré de travaux d’Émile Borel au début du 20ème siècle et de Paul Lévy au milieu du 20ème siècle..

 

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Cette remarque est à la fois élémentaire et profonde… elle convenait donc à Gromov, qui lui a donné toute sa dimension, dans un chapitre d’une centaine de pages de son livre sur les structures métriques 14Metric structures for Riemannian and non-Riemannian spaces. Based on the 1981 French original. With appendices by M. Katz, P. Pansu and S. Semmes. Translated from the French by Sean Michael Bates. Reprint of the 2001 English edition. Modern Birkhäuser Classics. Birkhäuser Boston, Inc., Boston, MA, 2007. xx+585 pp.
voir.
, publié en 1999. Il s’agit d’y établir des liens importants entre géométrie et théorie des probabilités, notamment en montrant et en utilisant des versions géométriques de la loi des grands nombres.

Groupes de type fini

Dans les années 1980, Gromov nous a appris à considérer un groupe « de type fini » — c’est-à-dire que l’on peut décrire à l’aide d’un nombre fini de ses éléments — comme un objet géométrique en soi, et pas seulement comme un objet associé à une géométrie annexe (comme c’est le cas du groupe fondamental d’un espace). Il a ainsi pu relier, de façon très spectaculaire des propriétés algébriques du groupe (comme le fait d’être virtuellement nilpotent) et des propriétés géométriques gromoviennes (!) (par exemple, être à croissance polynomiale).

L’article 15Groups of polynomial growth and expanding maps (with an appendix by Jacques Tits). Publications Mathématiques de l’IHES 53 (1981), p. 53-78, téléchargeable ici. dans lequel Gromov a démontré ces théorèmes a eu et a toujours une influence considérable, du fait du résultat lui-même, mais plus encore du fait des méthodes utilisées et des concepts forgés à cette occasion, comme celle de structure à l’infini (cône asymptotique), qui fait partie aujourd’hui du bagage standard en géométrie des groupes.

Dans un livre 16Asymptotic invariants of infinite groups. Geometric group theory, Vol. 2 (Sussex, 1991), 1—295, London Math. Soc. Lecture Note Ser., 182, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1993. de 1991 sur les invariants asymptotiques des groupes infinis, Gromov a montré comment reformuler une multitude de notions géométriques, la plupart élaborées dans le contexte continu des variétés riemanniennes, pour les adapter au contexte discret et combinatoire de la géométrie des groupes. Réciproquement, d’autres reformulations permettent d’appliquer des notions classiques de théorie des groupes, comme la moyennabilité, à des espaces métriques considérablement plus généraux.

Les bonnes questions

Gromov est toujours à la poursuite de nouveaux problèmes, en même temps il apporte constamment de nouvelles idées pour résoudre des problèmes, anciens ou nouveaux. Son travail est caractérisé par une profondeur et une originalité incroyables. Les mathématiciens apprennent de Gromov comment poser les bonnes questions, ce qui est aussi important que de démontrer des théorèmes !

ÉCRIT PAR

Alain Valette

Professeur - Université de Neufchâtel, Suisse

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