La formule préférée du professeur

Recension
Écrit par Stéphane Lamy
Version espagnole
Publié le 17 juillet 2009

C’est une expérience qui se répète régulièrement : les œuvres venues d’Asie mettent souvent subtilement en défaut nos clichés occidentaux. Par exemple, ceux qui ont vu « The Host » que l’on peut décrire comme une version coréenne et urbaine de « Alien » n’auront pas manqué de noter tous les contre-pieds que nous fait subir le scénario de Bong Joon-ho, alors que dans la version de Ridley Scott la principale surprise était de savoir à quel moment la bestiole allait surgir d’un coin de l’écran…

Mais je voudrais discuter ici plus longuement d’un autre exemple, à savoir le livre de Yoko Ogawa « la formule préférée du professeur » 2« La Formule préférée du professeur », Yoko Ogawa, 2005, Actes Sud., que j’ai relu récemment. Dans l’imaginaire hollywoodien, le chercheur en math est ou bien un génie qui calcule et démontre comme il respire et qui a tant de temps libre qu’il peut se permettre de faire le boulot de trois agents du FBI à lui tout seul (Numb3rs), ou bien un névrosé en phase critique dont les théories aussi révolutionnaires que fumeuses attirent la convoitise de requins de la finance et de cabalistes juifs (pi)… Dans l’ouvrage de Y. Ogawa, j’aime d’abord ce contre-pied radical qu’elle prend par rapport au cliché du savant exagérément distrait et déconnecté du quotidien : le théoricien des nombres qu’elle met en scène, victime il y a longtemps d’un accident de la route, ne dispose plus que d’une mémoire immédiate d’une heure vingt. Tous les évènements passés au-delà de ces quatre-vingts minutes sombrent dans l’oubli. Le savant est distrait certes, mais c’est un handicap, et l’habituel ressort burlesque du professeur Tournesol prend une saveur mélancolique.

L’histoire est racontée du point de vue d’une aide-ménagère qui vient l’aider quotidiennement ; et qui doit assumer cette étrange situation d’être chaque matin une personne inconnue pour son employeur. Le professeur, s’il est incapable d’exercer son ancienne activité de chercheur à l’université, n’en continue pas moins de travailler chaque jour à la résolution d’énigmes mathématiques publiées par des revues spécialisées. A ces moments de loisirs, il introduit mine de rien l’aide-ménagère et son fils de dix ans à la magie des nombres entiers, et surtout à la magie de chercher longtemps la solution d’un problème. Voici un extrait du livre où la narratrice vient de parvenir, après plusieurs jours de réflexion, à une formule donnant la somme des nombres de 1 à 10 (p. 79) :

« A ce moment-là je fis pour la première fois de ma vie l’expérience d’un instant miraculeux. Dans un désert cruellement piétiné, une rafale de vent venait de faire apparaître devant mes yeux un chemin qui allait tout droit. Au bout du chemin brillait une lumière qui me guidait. Une lumière qui me donnait envie de suivre le chemin pour m’y plonger tout entière. Je compris alors que je recevais une bénédiction qui avait pour nom étincelle. »

Comment pourrait-on exprimer plus clairement que la beauté des mathématiques n’est pas liée à la difficulté des concepts ? Corollaire : les maths enseignées en 5ième année d’université ne sont pas intrinsèquement porteuses de plus de beauté que celles enseignées en 1ère ; et l’objectif utopique de l’enseignant devrait être de faire ressentir aux étudiants, au moins une fois, l’étincelle (évidemment, ce bon conseil s’adresse déjà à moi-même, d’ailleurs j’écris ceci alors que mes étudiants planchent sur leur examen d’algèbre, ce qui ne doit guère susciter d’étincelle chez eux…)

J’ai eu vent de rumeurs (devrais je dire, de messages publicitaires) tendant à faire croire que les mathématiques devaient être vantées comme ouvrant de vastes perspectives de carrière à nos étudiants car à la source de multiples applications technologiques. Voici ce qu’en dit le professeur, p. 158 :

« Bien sûr, on a beau tourner le dos au monde, on peut sans doute trouver autant de cas que l’on veut pour lesquels les découvertes mathématiques ont fini par être mises en pratique dans la réalité. Les recherche sur les ellipses ont donné les orbites des planètes, la géométrie non euclidienne a produit les formes de l’univers selon Einstein. Les nombres premiers ont même participé à la guerre en servant de base aux codes secrets. C’est laid. Mais ce n’est pas le but des mathématiques. Le but des mathématiques est uniquement de faire apparaître la vérité. »

Certes, plus il y aura d’étudiants en mathématiques à l’université et plus il sera aisé d’argumenter qu’il faut augmenter les crédits et créer des postes d’enseignant-chercheurs. Bien. Mais que cela ne nous fasse pas perdre de vue certains fondamentaux.

Pour conclure, j’aime aussi cette idée dans le livre que la richesse des mathématiques n’est pas réservée aux seuls professionnels (de préférence fous et/ou surdoués). Qu’il s’agit en vérité plus d’une façon de poser le regard et de s’attarder là où d’habitude on ne voyait rien de remarquable. Et que l’on peut étendre cette démarche à tout autre aspect de la vie quotidienne. Ainsi, p. 184 :

« J’ai observé alternativement mes mains et les plats que j’avais préparés. Le porc sauté décoré avec le citron, la salade de légumes, l’omelette jaune et souple. Je les ai regardés l’un après l’autre. Ce n’étaient que des plats simples, mais ils avaient l’air délicieux. Des plats apportant du bonheur pour cette fin de journée. J’ai à nouveau baissé le regard vers mes paumes. Je me sentais bêtement satisfaite, comme si je venais d’accomplir une tâche importante, comparable à la démonstration du dernier théorème de Fermat. »

ÉCRIT PAR

Stéphane Lamy

Professeur - Université Paul Sabatier, Toulouse 3

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