« Monsieur, d’où vous vient ce goût pour la géométrie ? » me demandait un étudiant, Ludovic, avec un petit sourire et un œil pétillant, en juin dernier, à la fin de mon cours de Master 2 – parcours enseignement – sur les coniques, les inversions et le programme d’Erlangen.
Après un bref instant de réflexion, je lui ai dit :« Je te répondrai par écrit, Ludovic ». Je voulais satisfaire au mieux sa curiosité et éviter de bâcler ma réponse. De plus, je souhaitais depuis longtemps écrire quelques lignes autour de cette naissance, dont je ne peux fournir ni le jour ni l’heure mais de façon presque incertaine l’année : 1972. Ces quelques lignes sont devenues ce long billet dont la lecture pourra demander un « petit » moment.
Je viens donc de fêter quarante ans d’un amour avec la géométrie, amour qui n’a presque jamais cessé de me faire vibrer. Je ne pourrai jamais dire que la géométrie a vibré pour moi, mais ceci n’a aucune importance. Ludovic me donne par sa question l’occasion de rendre un modeste hommage à la géométrie.
J’aime la géométrie et elle me l’a bien rendu, sans déclarations particulières comme un être vivant mais en m’offrant une multitude de théorèmes, parfois simples mais bien cachés, qui m’ont toujours procuré un immense plaisir.
J’aurais du mal à décrire le parcours qui m’a conduit à cet état amoureux, toujours en équilibre sur une corde raide avec un grand vide sous les pieds…
Cet effort vaut la peine pour moi et, je l’espère, pour d’autres, tout au moins pour Ludovic.
Il y a eu des hauts et des bas, certes, comme dans toute histoire d’amour. Il a fallu et il faut encore et toujours maintenir un dialogue entre la géométrie et moi, mais cet amour est là et pour le dire avec Jacques Prévert (Cet amour, Paroles cf. bibliographie) :
Têtu comme une bourrique
Vivant comme le désir
Cruel comme la mémoire
Bête comme les regrets
Tendre comme le souvenir
Froid comme le marbre
Beau comme le jour
Fragile comme un enfant
Je vais m’inspirer de chaque ligne de ce magnifique poème pour décrire notre histoire et faire passer par la même occasion ce que peut ressentir un mathématicien. Mais tout d’abord, je souhaite dire à Ludovic que si je suis là à écrire un billet sur le site « Images des Mathématiques », à être enseignant-chercheur en mathématiques et à nourrir aussi un goût pour la philosophie et l’épistémologie des mathématiques, c’est en partie grâce à un autre Ludovic : Lodovico Cateni.
Le paradoxe de cette histoire ou plutôt rencontre heureuse d’événements dus à un hasard sympathique, c’est que toi, Ludovic, tu me poses une question qu’aucun étudiant ne m’avait jamais posée auparavant en plus trente ans de carrière, et tu me renvoies à Lodovico, un professeur de mathématiques italien que je ne connais pas personnellement.
Il faut seulement que tu saches qu’en Italie, où j’ai fait mes études, Lodovico Cateni et Roberto Fortini avaient écrit deux célèbres manuels de géométrie pour les parcours littéraire et artistique. Peut-être ont-ils écrit d’autres manuels, mais je veux juste dire ici un mot des deux volumes de géométrie que j’ai eus entre les mains durant mes années de lycée (cf. biliographie).
Le lycée en Italie dure cinq ans. Mon papa, soucieux de me donner une culture littéraire avant tout, et, pour le dire avec ses propres paroles « celle qui t’ouvrira les portes à tout », m’avait inscrit au Lycée Classique « Virgile » de Rome, de la Via Giulia, juste derrière l’Ambassade de France. Ah, ce hasard… encore lui ! Dans les années 1970, un des manuels les plus utilisés en géométrie était donc celui de Cateni et Fortini.
En première année de lycée, les mathématiques m’intriguaient, mais sans plus. Je rêvais plutôt de devenir réalisateur de cinéma ou bien scénariste. J’imaginais souvent des histoires et j’avais du mal à comprendre qu’une bonne culture littéraire aurait pu m’aider à écrire ces histoires. J’étais trop jeune pour intégrer ces idées qui étaient plus celles de mon père que les miennes. J’avais aussi une année d’avance ce qui ne me simplifiait pas la tâche. Avec le temps, j’ai compris beaucoup de choses, heureusement, y compris l’importance de la culture et de la maturité, ensemble réunies. En effet, une culture sur un terrain aride, à mon avis, ne sert strictement à rien. Par contre, une maturité sans connaissances (je fais la différence entre avoir des connaissances et avoir des diplômes) qu’elle soit intellectuelle, manuelle ou artistique, peut-elle encore exister ? Je laisse la question ouverte.
Je tourne autour du pot, pour ne pas dire tout de suite, non sans une sorte de honte et de gêne, que la première année du lycée fut pour moi une véritable dégringolade : j’étais très mauvais élève en mathématiques, en latin et en grec. Trop jeune d’esprit pour suivre dans les moindres détails la grammaire des langues latines et grecques, à l’origine, entre autres, de nos deux belles langues, le français et l’italien, et comprendre la profondeur des fondements des Éléments d’Euclide.
Ainsi, j’ai passé tout l’été 1972 à étudier ces trois matières pour les passer en septembre et éviter ainsi le redoublement de la première année de lycée.
À Rome, en cet été 1972, il faisait, comme très souvent en été, très chaud. Il était donc important pour moi de m’accrocher pour ne pas rater l’examen de septembre. De plus, mon père, soucieux de me donner des cours particuliers, avait trouvé un professeur, Monsieur Vaccaro. Il habitait de l’autre côté de Rome, derrière la Villa Borghese. C’était encore l’époque où les familles – quitte à se serrer la ceinture – investissaient dans des cours particuliers auprès de professeurs pour assurer une meilleure formation à leurs enfants. Il fallait entreprendre un vrai voyage pour arriver chez Monsieur Vaccaro. Il logeait dans un appartement très modeste au rez-de-chaussée d’une petite maison située dans un virage pas loin du Zoo de Rome. Les cours se déroulaient dans son salon très peu éclairé et au mobilier très modeste. Une sorte d’antre où le professeur Vaccaro recevait ses étudiants.
J’appréciais les échanges entre lycéens, mais je préférais l’aide d’un enseignant pour m’aider à aller plus loin dans la réflexion. Toutes les circonstances étaient donc réunies pour aller à l’essentiel, c’est-à-dire combler mes lacunes et réussir mon examen de septembre pour éviter le redoublement de ma première année de lycée : la quarta ginnasio.
Les livres sont ainsi devenus mes compagnons de l’été 1972. J’avais compris qu’il fallait, si je voulais réussir, que je m’imprègne de leur contenu. À l’époque, les manuels avaient une place importante dans la formation des jeunes et étaient des outils extraordinaires en complément des cours des professeurs.
La lecture du manuel de Cateni et Fortini commence, ou plutôt recommence donc, avec l’aide du professeur Vaccaro. Il m’aidait patiemment dans cette lecture en soulignant au stylo bille les passages les plus importants, les théorèmes les plus significatifs, les définitions à creuser.
Lorsque j’ai commencé à m’attacher au contenu de ce manuel et à la façon d’expliquer la géométrie plane utilisée par les deux auteurs, je souffrais presque comme une désacralisation le fait de souligner certains passages du livre au stylo bille. En effet, ce manuel commençait petit à petit à devenir pour moi une sorte de texte sacré.
J’étais frappé par les explications détaillées données par Cateni et Fortini sur les évolutions successives de la géométrie : d’abord comme système de mesure des terrains chez les Égyptiens jusqu’à la géométrie comme système de pensée chez les Grecs et l’école d’Euclide en particulier. Je découvrais en ’72 le rôle d’un maître auprès de ses disciples. Grâce à ce livre, je pouvais aussi rêver en imaginant les anciens comme Socrate, Euclide ou Pythagore, se promener avec leurs disciples dans de beaux décors tout en parlant d’aire d’un carré ou de tout autre sujet de géométrie.
J’étais aussi très impressionné par le soin apporté à l’introduction des axiomes, des premières définitions, des opérations entre les grandeurs les plus simples, telles que les segments et les angles, des cas d’égalité des triangles et de la mise en valeur de ceux-ci au travers de nombreuses applications. Puis, je fus particulièrement conquis par le chapitre sur la théorie des droites parallèles et, cerise sur le gâteau, par un appendice historique dans lequel Cateni et Fortini expliquaient, aux jeunes esprits que nous étions, l’émergence au dix-neuvième siècle des géométries non-euclidiennes.
La géométrie était, tel un édifice, en train de pousser dans ma jeune tête. J’étais fasciné par le fait que grâce à cette construction tout pouvait être démontré, y compris la somme des angles dans un triangle est un angle plat !
Têtu comme une bourrique. Tout n’était pas si simple. Les résultats ne rentraient pas si facilement dans mon crâne. Je m’obstinais de plus en plus à tout vouloir comprendre. L’intérêt pour la géométrie se consolidait et prenait alors plus la forme d’une relation passionnelle que d’un simple apprentissage. Là, mon cher Ludovic, je ne laissais plus rien passer et, deuxième élément nouveau, la curiosité commence à faire son apparition. Dans ce cas, il était normal que certains théorèmes plus fins me résistaient. Comme la passion était là, je m’entêtais à comprendre. Il était difficile de commencer un nouveau chapitre sans avoir assimilé tous les éléments du précédent. Toutefois, la structure de ce manuel était tellement bien pensée et fidèle aux indications d’Euclide qu’une à une je digérais toutes les démonstrations ou presque…
Vivant comme le désir. Les quelques échecs dans la compréhension étaient compensés par le désir d’apprendre et celui de ne pas interrompre la construction de cet édifice. Je ne trouvais pas celui-ci encore beau mais je sentais qu’il pouvait prendre une très belle allure.
Il était important d’échouer, de rencontrer des difficultés pour tester cette passion naissante. Par moments, je pouvais trouver fastidieux de tout définir : les polygones, les diagonales, les médianes, les médiatrices, les bissectrices, les hauteurs dans un triangle. A quoi cela pouvait-il bien servir ? me disais-je. J’allais jusqu’à penser : quels casse-pieds ces mathématiciens ! Je pouvais trouver inutiles des questions comme : Qu’est-ce qu’un rectangle ? Un parallélogramme ? Un carré ? Et en écrire des pages et des pages pour tenter d’y répondre. Quels quadrilatères sont inscriptibles dans un cercle ? Quelles sont les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’un quadrilatère soit un parallélogramme ? Pourquoi tout expliquer ? Mais chaque fois que je comprenais, c’était toujours pour moi une petite victoire. Des trophées venaient se rajouter à d’autres trophées, une satisfaction profonde, unique.
Cruel comme la mémoire. Il est vrai que dans les moments de difficulté, le souvenir des victoires précédentes pouvait me renvoyer ce sens de cruauté de la géométrie face à mon ambition de vouloir tout comprendre. Je pouvais me dire : pourquoi, jusqu’ici ai-je tout compris et là, juste une ligne après, une ligne après des centaines et des centaines de lignes déjà assimilées, là, je bloque. Quelle est cette discipline où jamais rien n’est gagné à l’avance ? Voilà comment le charme de la géométrie a fait son apparition. Rien n’était jamais gagné à l’avance. Je peux d’ailleurs encore le constater aujourd’hui lorsque je ne vois pas ce que je pourrais voir du premier coup. Je peux aussi le constater, d’une façon parfois amère, lorsque je ne vois plus ce que je voyais auparavant !
Bête comme les regrets. Oui, j’ai parfois cédé à la tentation des regrets. Pourquoi m’intéresser autant à la géométrie et moins au latin ou au grec dans cette étouffante période estivale ? Pourquoi ne pas tout laisser tomber pour m’amuser davantage avec mes copains ? À treize ans, on a mieux à faire que de s’intéresser aux positions relatives de deux cercles, à la propriété des angles au centre, aux propriétés des polygones réguliers ou encore à savoir si les radians sont plus utiles que les degrés !
Tendre comme les souvenirs. Pendant le lycée toute cette géométrie a eu le temps de se sédimenter. Entre temps, j’avais eu un coup de foudre ! Et oui, pour la chimie : la structure de l’atome et la chimie organique. La chimie m’avait été présentée d’une façon passionnante par un ami voisin : Ivo. Cette passion m’a détourné de la géométrie pendant deux ans, le temps de m’intéresser à d’autres sujets, comme le tableau périodique de Mendeleïev, les orbites des électrons (quoi que ce soit encore de la géométrie…) ou la structure du benzène. La découverte de cette dernière avait travaillé mon imaginaire. Fiedrich August Kekulé von Stradonitz disait qu’il avait eu la vision de la structure du benzène en rêve, les six atomes de carbone se transformant en serpent qui se mord la queue. Cette anecdote m’a toujours suivi et m’a amené à m’intéresser à l’importance des rêves dans la recherche de solution de problèmes mathématiques. La géométrie, momentanément chassée, essayait alors de revenir en passant par une autre porte, celle de la chimie (cf. bibliographie).
Les dernières années de lycée, la géométrie plane a cédé la place à la géométrie dans l’espace et à l’étude des solides. Quel bonheur d’apprendre la théorie des équivalences des solides mise en place par Bonaventura Cavalieri. Toutes les formules relatives aux volumes pouvaient se déduire les unes des autres dans un ordre lui-même fascinant : le volume des prismes d’abord, puis celui des pyramides, des cylindres, des cônes et, pour terminer, le volume du solide le plus parfait parmi tous les solides : la sphère. Toute la géométrie plane resurgissait grâce aux sections planes des solides : les théorèmes de Pythagore et de Thalès venaient prêter main-forte aux figures de l’espace pour démontrer de nouveaux théorèmes. Je me rappelais alors de ces résultats appris durant cet été 1972 très particulier. La tendresse s’installait, car une belle histoire était en train de se construire entre la science, la géométrie en particulier, et moi.
J’échangeais autour des mathématiques avec des camarades de l’université mais aussi avec un autre copain voisin : Giuliano. Ivo, Giuliano et moi-même formions les « scientifiques » de la Via Ciarrocchi. Nous nous sentions un peu, toutes proportions gardées, « les jeunes scientifiques fous » comme « les amis physiciens de Fermi de la Via Panisperna » (cf. bibliographie).
Froid comme le marbre. Les gens autour de moi avaient du mal à analyser cette évolution. De cancre, j’étais devenu parmi les premiers de la classe en sciences. Mes amis ne comprenaient pas comment je pouvais m’intéresser à des disciplines comme la chimie, les mathématiques et la géométrie en particulier. Je ressentais alors une forme de froid intérieur. J’avais du mal à communiquer mon plaisir pour la chimie mais surtout pour la géométrie. Ce que j’avais construit pendant mes cinq années de lycée était devenu un grand édifice plein d’étages, de couloirs, de pièces secrètes, de balcons, de sous-sols, chaque partie ayant sa beauté. La beauté ? Pour les autres, celle de la géométrie était plutôt une beauté froide, froide et aussi belle que marbre. Ils arrivaient à me renvoyer cette idée d’incommunicabilité. J’avais construit quelque chose dans ma tête mais j’avais du mal à exprimer aux autres pourquoi je l’aimais. Rien de plus normal, me dis-je maintenant.
Beau comme le jour. Puis j’ai lu d’autres livres qui m’expliquaient comment construire le disque de Poincaré. Ce fut la surprise et la joie au même moment grâce à la découverte de plusieurs livres adaptés pour les élèves de terminale. Ces livres de théorie des ensembles, de théorie des groupes ou des anneaux (les « mathématiques modernes » qui font tant débat en France, jamais introduites en Italie sauf par le biais de livres de divulgation) ou de géométries non-euclidiennes (cf. bibliographie) traitaient ces sujets d’une façon si agréable qu’en tant que curieux, on pouvait difficilement échapper à leur lecture. A cette époque, je pouvais bénéficier des écrits des élèves de Frederigo Enriques qui s’étaient donnés pour mission de divulguer les mathématiques, même celles d’un niveau supérieur à celui de terminale. Ce fut une « réforme à l’italienne » des mathématiques modernes : l’élève motivé avait accès à une imposante littérature. Il suffisait aux professeurs de fournir la bibliographie !
Je pouvais valoriser mes acquis – car la géométrie d’Euclide était, et l’est encore, je pense, à la portée de tout étudiant – avec de nouvelles connaissances non enseignées habituellement. Le disque de Poincaré se révélait tel un soleil levant au moment du baccalauréat. Un jour nouveau. Je pouvais expliquer que d’autres géométries étaient possibles et que grâce à la géométrie d’Euclide on pouvait y accéder. Ce fut ainsi que je rédigeais mon premier mémoire en m’inspirant des manuels de lycée consultés sur le disque de Poincaré. D’autres livres furent ainsi nécessaires pour mener à bien le projet, ce sujet étant absent du manuel de Cateni et Fortini. Ce fut à cette occasion que je découvrais l’importance de me constituer une bibliographie personnelle, l’étendue de n’importe quelle discipline étant sans bornes. Un jour nouveau était apparu.
Fragile comme un enfant. Après le baccalauréat, j’avais ainsi oublié de m’inscrire dans une école de cinéma et j’avais fini par entrer à l’Université, au département de mathématiques de « Roma, La Sapienza » c’est-à-dire « Rome, La Sagesse ». Oh combien d’autres livres de géométrie, cher Ludovic, – et pas seulement – mais aussi d’analyse, d’algèbre, de topologie, d’analyse complexe, de géométrie différentielle, de topologie algébrique, d’algèbre homologique, d’algèbre commutative, de géométrie algébrique… ai-je pu découvrir à l’ Institut « Guido Castelnuovo » grâce aux indications de mes professeurs.
L’amour pour la géométrie montrait toutefois quelques faiblesses, pas seulement dans les connaissances mais aussi dans mes méthodes d’apprentissage. L’exploration du territoire se révélait plus compliquée que ce que j’avais imaginé.
À la fin de mes études universitaires, il n’y avait pas un seul édifice dans ma tête mais plusieurs édifices. Il fallait maintenant bâtir des routes de communications entre ces différents immeubles. L’édifice de ma première année de lycée n’était plus seul mais plongé dans une immense ville.
Les deux manuels de Lodovico Cateni et Roberto Fortini furent mis quelques années de côté. D’autres livres de géométries firent leur apparition dans ma vie, dans mon vocabulaire de tous les jours. Quelques professeurs universitaires prirent place dans cette affection que j’allais développer non seulement pour la géométrie mais aussi pour les mathématiques en général et mes enseignants. D’autres résultats me laissaient bouche bée. Pour donner un exemple, « Le théorème de classification des surfaces compactes » fut un véritable moment de bonheur. La démonstration était loin d’être facile et c’est dans ces moments que je me rendais compte du prix élevé à payer pour atteindre des connaissances plus profondes. Un autre moment magique que je tiens à rappeler est la construction de cet outil formidable utilisé en recherche qu’est la « Cohomologie de de Rham ». Il y a de quoi décourager un jeune lorsqu’il faut déployer de grandes énergies pour mettre en place de telles constructions de l’esprit.
Parmi les professeurs de géométrie qui m’ont le plus impressionné, mon directeur de thèse de troisième cycle (le doctorat en clair) est celui que je tiens à citer ici : Patrick le Barz. Il fut pour moi l’artisan d’un renouveau de force et d’intérêt pour la géométrie. Ma passion, fragilisée par l’étendue des résultats à apprendre, dont certains cités plus haut, – j’insiste bien sur cette notion d’étendue des connaissances – avait rendu fragile cet amour.
Patrick fut capable par son enthousiasme, par ses connaissances et sa capacité à les transmettre à injecter un nouveau souffle chez moi. C’est avec Patrick que j’ai découvert qu’il y avait 3264 coniques tangentes à cinq coniques données du plan projectif complexe ou que l’on pouvait calculer le nombre de coniques qui rencontrent en huit points une courbe gauche (une courbe non contenue dans un plan) de l’espace projectif complexe. À côté de ces résultats surprenants, il y avait toutefois de quoi se décourager lorsqu’il fallait apprendre la théorie des schémas et ce fabuleux outil qu’est le schéma de Hilbert. Je ne te conseille pas, cher Ludovic, d’aller lire l’incontournable exposé 221 du Séminaire Bourbaki écrit par Alexandre Grothendieck sans un tuteur avisé à tes côtés ! Mais quel outil puissant ce schéma de Hilbert pour résoudre tant de problèmes de recherche (pour moi, une conjecture de Cayley) !
Quoi dire de plus, sinon un grand merci à Lodovico Cateni et à Roberto Fortini, s’ils peuvent encore me lire, un grand merci aux auteurs remarquables de tous ces manuels qui m’ont permis de construire cette culture qui me donnent d’apprécier la beauté d’un des domaines des mathématiques et de pouvoir encore dire : quel beau théorème de géométrie !
Merci à tous ces professeurs d’une époque et à ces collègues qui par leur curiosité, passion et enthousiasme m’ont aidé à développer ma curiosité, renforcer ma passion et surtout, tenir encore vif mon enthousiasme.
Je voudrais encore te dire, cher Ludovic, merci à toi et à tous les étudiants qui par leur curiosité, passion et enthousiasme participent à travers leurs questions et leurs remarques à éviter que cet amour se transforme en une routine ennuyeuse (il y a aussi de bonnes routines…). Tu ne peux pas encore imaginer – mais tu en auras conscience lorsque tu seras enseignant – quelle désolation s’installe lorsque dans une classe tu n’auras pas de questions ni de curiosité sur lesquelles appuyer ton discours. Parfois, ce goût amer de solitude peut envahir des enseignants qui ont parcouru un long chemin pour arriver devant les étudiants. A quoi bon tant d’efforts si nous n’arrivons pas à partager cet amour ? Parfois, une forme d’incommunicabilité entre générations peut s’installer. Des collègues démissionnent de l’Éducation Nationale. D’autres collègues, universitaires, commencent à m’avouer envisager de changer de métier.
Qu’est-ce que je veux dire par là ? Et bien, qu’au-delà de toutes les querelles sur les bons ou mauvais programmes, il est important de cultiver les « jardins » qui nous sont proposés (imposés ?) par les différentes réformes ou les différentes maquettes. Celles-ci nous dépassent la plupart du temps, nous rendent presque impuissants. Le jardin de la géométrie est réduit actuellement à une petite parcelle toute modeste et l’avenir nous dira si la reforme qui a fait des coupes importantes dans ce jardin a été bénéfique ou non. Sur ce sujet je me suis déjà exprimé dans un autre billet et je ne reviendrai plus sur ce point.
L’essentiel pour un géomètre – et finalement pour n’importe qui cherche sa propre voie et pense l’avoir trouvée – est à mon avis de finir par découvrir un jour son propre style, son propre goût pour reprendre la question initiale.
Pier Paolo Pasolini, penseur tourmenté inoubliable de notre époque, disait au sujet de sa peinture : « J’ai trouvé une palette qui m’est propre, et même une manière qui m’est propre » (cf. bibliographie).
L’école et tout le parcours scolaire y compris universitaire pourrait avoir comme idéal : aider les jeunes à trouver « leur palette », découvrir « leurs propres modes d’expression ». Il revient souvent aux individus mêmes de mener dans la solitude et l’attente cette recherche sur soi, en soi et dans le labyrinthe mystérieux de ses propres tripes.
Je terminerais alors avec les dernières paroles du poème de Prévert qui expriment un souhait, mon souhait principal en ce moment :
Et n’importe où
Donne-nous signe de vie
Beaucoup plus tard au coin d’un bois
Dans la forêt de la mémoire
Surgis soudain
Tends-nous la maintenant
Et sauve-nous.
Bibliographie
- L. Cateni – R. Fortini, La Geometria, Volume Primo e Volume secondo, per il liceo classico e il liceo artistico, Éditions Felice Le Monnier, Firenze, 1971.
- J. Prévert, Paroles, Collection Folio, 1998.
- V. Vassallo, Billet : Requiem pour la Géométrie, 8 avril 2009, Images des Maths.
- Pasolini Roma, Exposition à la Cinémathèque Française, du 16 octobre 2013 au 26 janvier 2014, 51 rue de Bercy, 75012 Paris.
- E. Agazzi – D. Palladino, Le geometrie non euclidee e i fondamenti della geometria, Edizioni scientifiche e Techniche Mondadori, 1978.
- A. Bistarelli, Lineamenti di chimica e complementi di mineralogia, Edizioni Tramontana, 1972.
- A. Frajese, Introduzione elementare alla matematica moderna, Le Monnier, 1968.
- A. Frajese – S. Maracchia, Geometria razionale, Volume 2°, Le Monnier, 1972.
- P. de Latil, Fermi, Edizioni Accademia, 1974 (traduction italienne ; titre original : Enrico Fermi ou le Christophe Colomb de l’atome, Editions Seghers, Paris).
- J. Rudolph, La chimica moderna illustrata, Rizzoli, 1971.
- P. Silvestroni, Fondamenti di chimica, Edizioni Veschi, 1975.