Dans un récent numéro de Libération, Monsieur Denis Guedj a émis de vives critiques contre les enseignements et les recherches en mathématiques financières, et a tenu des propos hostiles à l’égard de Nicole El Karoui.
Je ne sais si Nicole El Karoui a prévu de répondre à Denis Guedj et ne saurais le faire à sa place, bien entendu.
Je ne vais pas, non plus, discuter les jugements à l’emporte-pièce que Monsieur Guedj porte sur les mathématiques appliquées en général, les mathématiques financières en particulier et sur ses erreurs grossières (par exemple il semble ignorer que les analystes quantitatifs formés par les mastères en mathématiques n’ont aucun pouvoir décisionnel en salle de marché). Les contributions de divers auteurs (dont Nicole El Karoui elle-même) au dossier de MATAPLI n°87 sont fondées sur une toute autre connaissance du sujet. Le compte-rendu, dans MATAPLI n°86 d’une Table Ronde à l’Académie des sciences est une autre référence utile.
Je veux ici souligner que Monsieur Guedj énonce ses sentences en se présentant comme mathématicien alors que les bases de données bibliographiques en mathématiques ne connaissent aucune de ses éventuelles publications de recherche.
Ce n’est pas cette aimable usurpation qui me préoccupe (après tout, le livre « Le Théorème du Perroquet » témoigne d’un intérêt certain pour l’histoire des mathématiques), mais le fait que cette usurpation remplit de fait un espace médiatique que les scientifiques ne parviennent pas à occuper. Pour quelles raisons les scientifiques sont-ils aussi peu présents dans la Cité, aussi peu sollicités par les média pour parler sérieusement des enjeux scientifiques actuels, d’éthique scientifique, des liens entre science et société ? Une raison entre autres, à mon avis : les propos polémiques de Monsieur Guedj sont plus vendeurs que la « morale provisoire » à laquelle les scientifiques se limitent parce qu’elle est au cœur de leur démarche ainsi que l’écrit Edgar Morin dans ce beau texte (« Science et Conscience », Points Sciences, page 123, 1990) : « Nous devons aller aux citoyens. Il est inadmissible que les problèmes [les problèmes scientifiques] demeurent en vase clos : il est inadmissible que les problèmes soient ésotériques. Nous sommes dans une époque, je le répète, nous ne sommes pas à l’époque de la solution, ce n’est pas l’époque messianique, c’est l’époque de Saint Jean Baptiste c’est-à-dire de celui qui essaie d’annoncer et de préparer le message. Nous n’avons pas de message. Ce que nous pouvons faire c’est poser les problèmes, c’est formuler les contradictions, c’est proposer la morale provisoire »
Cette morale provisoire, dont j’aimerais que les média se fassent l’écho plutôt que d’amplifier des propos de bateleurs, est une « fidélité à l’esprit même de la science » et une modestie enthousiaste face à la complexité du monde qui ouvre à l’infini des voies nouvelles à explorer : « Un fait distingue ce qui est arrivé au dix-neuvième et au vingtième siècle de ce qui s’était produit auparavant. La science est devenue critique par rapport à elle-même. Mais cette vue critique de la science n’amène pas à une négation de la science : elle est fondée sur une fidélité à l’esprit même de la science qui en même temps vise la plus extrême précision et sait pourtant qu’il y a des moments où la précision extrême est inattingible. Ce que nous avons vu et ce que nous verrons ne constitue aucunement une destruction de la science, mais définit sa place. On doit se souvenir que si une croyance trop rudimentaire dans la science est dangereuse, il est encore plus dangereux de frayer la voie à des croyances irrationnelles par une méfiance et une critique immodérée vis-à-vis de la science.
Aujourd’hui, après les travaux de Planck, d’Einstein, de Bohr, d’Heisenberg, le problème n’est pas seulement de voir comment la science est possible, mais aussi comment il se fait que la science ne peut dépasser certaines limites. Nous avons à considérer le monde à la fois comme justiciable de l’interprétation scientifique et comme abordable par elle d’une part, et d’autre part comme lui résistant. La science nous force à voir ce double caractère du monde, ce que nous pouvons appeler son abordabilité par la raison et le fait qu’il échappe à une détermination intellectuelle complète. » (Jean Wahl « Traité de Métaphysique », Editions Payot, Paris, 1968).
13h18
Juste un petit point : vous parlez d’usurpation de la qualité de mathématicien. D. Guedj n’en est pas nécessairement le responable. Il se peut, et c’est probable, que cette présentation soit le fait du journaliste ayant inséré l’article.