Dans le monde universitaire, le mois de Mai est celui des recrutements. C’est le moment où les mathématiciens — comme les chercheurs d’autres disciplines — se réunissent pour de longues réunions pour choisir, parmi les très nombreux candidats, qui sera recruté dans chaque département.
La comparaison des dossiers donne lieu à de nombreuses divergences, sur les qualités individuelles de tel ou tel candidat, mais aussi sur l’intérêt relatif de telle ou telle spécialité. Là, les positions sont remarquablement prévisibles. L’Analyste ne voit guère d’attrait aux recherches du Géomètre ou de l’Algébriste : elles manquent de subtilité, pas le moindre raffinement dans les estimées. L’Algébriste, lui, n’a que mépris pour les recherches de l’Analyste : où sont les Structures ? Quant au Géomètre, il ne trouve aucun charme aux articles qu’écrivent l’Analyste et l’Algébriste : l’intuition géométrique en est absente.
Le Moderne, dont la spécialité n’existe que depuis quelques décennies, est condescendant envers le Classique, qui ne comprend rien aux mathématiques d’aujourd’hui et s’enterre dans celles du XIXeme siècle ; alors que le Classique voit mal comment on peut consacrer du temps à des problèmes superficiels, posés depuis quelques années, auxquels ni Gauss ni même Poincaré n’ont témoigné le moindre intérêt. Le mathématicien « pur » considère comme un médiocre technicien son collègue appliqué, qui se contente de faire « tourner » des modèles sur ordinateurs ; le mathématicien appliqué s’étonne qu’on donne encore des postes à des spécialistes étroits dont les recherches éthérées ne sont utiles ni aux entreprises ni même aux autres sciences.
Ce phénomène s’étend aux relations entre disciplines : la faible considération qu’ont certains mathématiciens pour la chimie, l’économie ou même la physique n’a d’égale que le faible intérêt que portent en retour aux mathématiques certains spécialistes de ces sciences.
Pourquoi de telles différences d’appréciations ? On peut proposer une explication psychologique très simple, le narcissisme disciplinaire, qu’on peut caricaturer comme suit. L’égocentrisme est assez fréquent parmi les mathématiciens (comme peut-être dans la population en général). Nombreux sont ceux qui veulent croire être le meilleur chercheur, sinon du monde, au moins de leur département. Comment le justifier, en l’absence de raison objective ? Il leur suffit de se persuader que parmi toutes les disciplines des mathématiques, la leur est la plus importante. Que parmi toutes ces sous-disciplines, celle qu’ils pratiquent est la plus centrale. Et enfin que, parmi toutes les sous-spécialités de cette sous-discipline, celle qu’ils étudient est la plus fondamentale. Leurs propres contributions, même mineures, prennent ainsi un relief considérable. Le reste n’est guère digne d’intérêt, et ils n’y comprennent d’ailleurs presque rien.
Le mécanisme décrit ici ne concerne bien sûr qu’une toute petite minorité de mathématiciens, et c’est heureux. Les progrès mathématiques les plus profonds nécessitent souvent de combiner des approches à la fois algébrique, géométrique et analytique. Les meilleures mathématiques appliquées se nourrissent souvent des progrès des mathématiques pures, et les motivations issues des applications peuvent être un moteur puissant pour les recherches « fondamentales ».
Une vaste curiosité, la largeur du spectre d’intérêts et la capacité à comprendre, à apprécier et à contribuer à des questions variées, voire même à des domaines séparés, ont toujours été des qualités essentielles pour un scientifique. Ce sont aussi des caractéristiques qui permettent d’espérer un bon développement mathématique futur. A ne pas perdre de vue, donc, quand on réfléchit à un recrutement.