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J’explique ici qu’oublier est essentiel à la fois dans la vie courante et dans l’activité mathématique.
Une grande part de l’activité mathématique reprend en les formalisant les actes banals de la vie quotidienne ; on ajoute, on partage, on fait et on défait, on choisit ses trajectoires tandis que les mathématiciens additionnent, divisent, font agir des groupes et étudient les courbes et leurs tangentes.
De manière un peu moins évidente, les mathématiques formalisent aussi des actes inconscients. Ainsi, repérer des événements, des objets ou des êtres parmi la masse non ordonnée et perpétuellement mouvante d’informations dans laquelle nous baignons, et ce dans la quasi immédiateté d’un regard ou d’une écoute, trouve son pendant mathématique dans la notion d’invariant.
Cette compétence est vraisemblablement innée. Pour s’en convaincre, il suffit de dessiner pour un très jeune enfant un triangle, en le nommant, de refaire un autre triangle différent du premier et de lui demander s’il connaît cette figure géométrique. Il répondra sans hésiter.
Comment a-t-il su que cette nouvelle figure, différente de la première était aussi un triangle ? Il a su, sans qu’il soit nécessaire de le préciser, que le mot triangle désignait une figure comportant trois sommets joints par trois segments.
Autrement dit, instinctivement, il a regroupé sous le même nom une infinité de figures possibles. De même, il n’hésitera pas à donner le même nom d’arbre à un chêne et un bouleau, voire à un chêne et un sapin puisqu’il retrouvera à chaque fois un tronc et des branches.
Comment s’effectue cette reconnaissance de ce qui caractérise l’objet ou l’événement observé ? Une réponse serait la suivante : l’observateur isole et reconnaît ce qui ne varie pas lorsque les données initiales sont faiblement perturbées ; par exemple quand on change légèrement de point de vue ou quand on ajoute une pincée de sel à un plat.
Ce qui n’a pas varié est un invariant. Il caractérise, ou contribue à caractériser l’objet qui nous intéresse : c’est bien le Pic du Midi d’Ossau que je vois, c’est bien une garbure gasconne que je déguste.
Au lieu d’arbres, de paysages ou de soupes, les objets des mathématiques sont des matrices, des nombres ou encore des polynômes. Mais pour les étudier, pour les caractériser, les mathématiciens, eux aussi, recherchent leurs propriétés invariantes.
Finalement un invariant est un nom pour la multitude, une étiquette pour chaque paquet. On peut donc certainement dire que la détermination des invariants repose sur une aptitude primordiale : celle qui permet d’oublier les détails superflus.
Un exemple mathématique élémentaire
Considérons, par exemple, l’ensemble des entiers relatifs. Chaque nombre entier possède sa propre singularité, l’un est pair, l’autre est impair, celui-ci est premier et ne peut pas s’écrire comme somme de deux carrés, celui-là est bien connu, c’est \(F_5\), le cinquième nombre de Fermat qui finalement n’était pas premier… Mais tous ces nombres avec leurs particularités infinies naissent de l’acte très simple de compter des objets placés dans une rangée.
Ils forment alors une succession d’entiers sans début ni fin. Cette succession est invariante lorsqu’on la translate sur elle même vers la droite (+1) ou vers la gauche (-1) ; suivant cette approche, la richesse arithmétique de chacun des termes de la succession est oubliée.
Quand Borges parlait de Funes
En guise de démonstration Jorge Luis Borges, dans la nouvelle intitulée Funes ou la mémoire, a imaginé la vie d’un jeune homme, Irénée Funes, qui n’aurait pas cette aptitude. Funes avait eu un grave accident et
quand il était revenu à lui, le présent ainsi que les souvenirs les plus anciens et les plus banals étaient devenus intolérables à force de richesse et de netteté. […] sa perception et sa mémoire étaient maintenant infaillibles.
Pour Funes la réalité était toujours changeante, la vie une suite d’événements uniques, difficiles à rapprocher. Ainsi,
cela le gênait que le chien de trois heures quatorze (vu de profil) fût le même que le chien de trois heures un quart (vu de face).
Privé de l’oubli, Funes ne percevait pas les invariants et donc
n’était pas capable de penser. Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes il n’y avait que des détails, presque immédiats.
Bien entendu juger de la superfluité d’un détail dépend fortement du contexte. Selon l’activité, bayement aux corneilles, course à pied ou mathématiques, le superflu diffèrera. Qu’importent les trous du terrain si l’on somnole sous un arbre, les rais de lumière entre les feuilles de cet arbre si l’on court à côté ou la nature du triangle si l’on calcule son aire.
Il faut donc savoir oublier pour vivre et faire des mathématiques. Cela me convient car c’est une qualité que je possède sans m’y efforcer.
Post-scriptum
L’auteur remercie amicalement Patrick Popescu-Pampu pour ses lectures attentives et ses nombreuses remarques.
Crédits images
Logo : Pic du midi d’Ossau, archive personnelle.
Images : Chêne de la forêt de Fontainebleau, huile sur papier et bois par Jean-Baptiste Corot, Wikimedia Commons.
Aquarelle de Hector Giacomelli, Wikimedia commons.
13h02
Le plus que l’on puisse raisonnablement soutenir dans ce domaine, c’est qu’oublier est aussi difficile qu’apprendre, peut être plus d’ailleurs ; affirmer, même littérature à l’appui, que penser c’est oublier, m’apparait alors comme une assertion très discutable.
18h24
une assertion très discutable
elle est pourtant fort bien expliquée et argumentée dans l’article…
pour ma part, j’avoue que ça fait assez longtemps que j’avais envie de parler de Tous les Funes et de mathématiques dans un article — la Bibliothèque de Babel que l’on cite toujours, est loin d’être la seule nouvelle de Borges qui puisse inspirer les mathématiciens — et que je suis très contente que ce soit fait et de la façon dont c’est fait dans celui-ci.
21h09
La puissance de l’évocation littéraire est indéniable. On ne peut que le constater ; elle peut inspirer des mathématiciens, pourquoi pas.
Ce que je conteste par contre, c’est le fait de présenter ce quasi oxymore, penser c’est oublier, comme une quasi vérité. S’appuyer sur la notion d’invariant et d’abstraction ne change rien à l’affaire.
On pourrait en effet proposer que la fonction cognitive à laquelle on s’intéresse, n’implique en rien l’oubli, et son caractère forcément irréversible, sinon qu’est-ce que l’oubli, mais une occultation temporaire et réflexe de données considérées comme parasites, dans le contexte d’une réflexion précise.
De tels cas de réminiscences archaïques sont couramment mis en évidence chez des personnes victimes d’une amputation partielle de leurs champs visuel et cependant capables de saisir un objet qui le traverse …
9h08
Oublions un instant le sens usuel du verbe « oublier » comme « perdre le souvenir ». Le premier mot de la phrase précédente correspond à l’acte volontaire relevé par le TLFI (« oublier », I.B), « omettre, écarter de sa pensée », plus proche peut-être de la construction étymologique du latin oblivisci « cacher à la vue ».
C’est ainsi que je comprends le titre (certes gentiment provocateur) de l’article de Jean Vallès. Il nous rappelle très justement que le fantasme d’une conscience envahie en permanence par la totalité de ses souvenirs n’est pas la panacée. Je ne peux travailler raisonnablement si tous mes papiers sont disposés sur mon bureau. Je dois pouvoir y accéder rapidement, mais cette notion d’accès implique une distance, un placement en un autre lieu.
À la rigueur, on peut objecter que l’oubli ne suffit pas pour faire émerger le concept de l’observation. Revoyant le même chien de face après l’avoir vu de profil, je réactive le souvenir du chien pour en extraire des caractéristiques communes.
Finalement, on pourrait peut-être compléter le titre en « Penser, c’est oublier et se rappeler ».
17h48
Partant de l’idée qu’on dégage un concept en oubliant certains traits individuels pour ne garder que des caractéristiques invariantes, se pose rapidement la question de savoir à partir de quand on décide d’identifier deux objets (concrets ou mathématiques). C’est l’enjeu du café d’Étienne Ghys sur l’égalité. On y rencontre notamment la machine à concepts qu’est la notion de relation d’équivalence.