Les mathématiciens utilisent les mots avec un sens parfois éloigné de celui du langage courant…
En 1966, Jean-Pierre Serre publiait un ouvrage intitulé Algèbres de Lie semi-simples complexes [S66]. D’après Etienne Ghys, qui a interrogé l’auteur, celui-ci n’avait pas remarqué que son titre était un oxymore … du moins pour le profane ! L’initié sait bien, en effet, que l’adjectif « complexe » ne signifie pas que le sujet soit ardu : il fait référence au corps des nombres complexes. De même, l’adjectif « simple » ne signifie pas que le sujet soit facile : une algèbre de Lie est dite simple si tous ses idéaux sont triviaux, et elle est dite semi-simple si tous ses idéaux résolubles sont triviaux. Mais un « idéal trivial », n’est-ce pas aussi un oxymore ?
Si vous n’avez pas tout compris, ne vous inquiétez pas : l’auteur de cet article est lui-même (semi-)profane en la matière ! Ce qu’illustre cette anecdote, c’est que les mathématiciens utilisent les mots avec un sens parfois éloigné de celui du langage courant. En voici quelques exemples.
Chiffres et nombres
Le langage courant ne distingue guère les chiffres des nombres : on parle, par exemple, du « débat sur les chiffres du chômage ». En mathématiques, il n’y a que 10 chiffres : \(0\), \(1\), \(2\), \(3\), \(4\), \(5\), \(6\), \(7\), \(8\), \(9\). Ces symboles, qui nous viennent des Arabes, ont été inventés par les Indiens. Le chiffre \(2\), par exemple, peut être identifié avec le nombre qu’il représente, mais \(2012\) n’est pas un chiffre : c’est un nombre ! Autrement dit, un nombre s’écrit avec (un ou) plusieurs chiffres, de même qu’un mot s’écrit avec (une ou) plusieurs lettres.
En fait, il existe plusieurs types de nombres :
– On a tout d’abord les entiers naturels (ou positif) : \(0\), \(1\), \(2\), …, \(2011\), \(2012\), \(2013\), … Ces nombres sont connus depuis belle lurette, sauf le zéro, qui fut introduit au VII\(^{\mathrm e}\) siècle, par le mathématicien et astronome indien Brahmagupta.
– Viennent ensuite les entiers relatifs, qui peuvent être négatifs, comme \(-2\), et les nombres rationnels, qui s’écrivent sous forme d’une fraction (en latin ratio), comme \(3/2 = 1,5\). La distinction entre les nombres décimaux, qui ont un développement décimal fini, et les autres, comme \(2/3 = 0,666666…\), n’est guère pertinente pour le mathématicien : elle dépend du choix, non canonique 4Le sens de cet adjectif est expliqué plus loin., de la base de numération, en l’occurrence \(10\).
– Puis viennent les nombres réels, qui sont limites de suites de nombres rationnels, comme \(\sqrt 2 = 1,414213…\), qui est la diagonale d’un carré de côté \(1\), et \(\pi = 3,141592…\), qui est le périmètre d’un cercle de diamètre \(1\). On démontre facilement que \(\sqrt 2\) n’est pas rationnel : on dit qu’il est irrationnel, mais cela ne signifie pas qu’il soit bon pour l’asile psychiatrique ! On démontre, plus difficilement, que \(\pi\) n’est pas algébrique 5Un nombre est algébrique s’il existe des coefficients entiers \(a_0, a_1, a_2, …, a_n\), avec \(a_n \neq 0\), tels que \(a_0 + a_1 x + a_2 x^2 + … + a_n x^n = 0\). Par exemple, le nombre \(\sqrt 2\) est algébrique, car il est solution de l’équation \(x^2 – 2= 0\). : on dit qu’il est transcendant, mais cette « transcendance » n’a rien de métaphysique !
-Enfin, on a les nombres complexes, qui s’écrivent sous la forme \(z = x + i y\), où \(x, y\) sont des nombres réels, et \(i\) est une racine carrée de \(-1\).
Ces derniers furent introduits au XVI\(^{\mathrm e}\) siècle par l’Italien Girolamo Cardano, puis décrits rigoureusement par son compatriote Raphaël Bombelli. D’abord appelés sophistiqués, impossibles, ou inexplicables, ils ont ensuite été nommés imaginaires au XVII\(^{\mathrm e}\) siècle, par le Français René Descartes. La notation « \(i\) », introduite au XVIII\(^{\mathrm e}\) siècle par le Suisse Leonhard Euler, fait d’ailleurs référence à cette terminologie 6Cette terminologie est obsolète, mais on en trouve la trace dans les deux expressions suivantes : la partie imaginaire d’un nombre complexe \(z = x + i y\) est le nombre réel \(y\), et \(z\) est dit imaginaire pur si sa partie réelle \(x\) est nulle, c’est-à-dire s’il est de la forme \(i y\). . Finalement, ces nombres ont été renommés complexes au XIX\(^{\mathrm e}\) siècle, par l’Allemand Carl Friedrich Gauss. Ces mots traduisent une évolution de la compréhension du sujet, mais ces nombres ne sont en rien « irréels ». Ils ont d’ailleurs une interprétation géométrique naturelle : le plan complexe. De plus, la construction des complexes à partir des réels est beaucoup plus simple que celle des réels à partir des rationnels !
Direction, sens et orientation
Si vous demandez à un mathématicien la direction de la boulangerie, il vous indiquera peut-être la rue, mais surement pas le sens dans lequel vous devez la prendre ! Autrement dit, une direction est donnée par une droite, et deux droites parallèles définissent la même direction, mais il y a deux façons de l’orienter : dans un sens ou dans l’autre. Une « direction », au sens courant, est appelée direction orientée par le mathématicien.
Si l’on remplace la droite par le plan ou l’espace, on ne parle plus de sens, mais d’orientation. C’est ce qui permet de distinguer un objet de son image miroir : par exemple, une chaussure gauche d’une chaussure droite. En fait, on peut définir l’orientation pour toute dimension, à condition que celle-ci soit finie. Cette notion est fondamentale, notamment en géométrie différentielle et en topologie algébrique. En physique mathématique, la transformation correspondant à l’image miroir, qui change l’orientation, est appelée parité.
Discret et continu
En mathématiques, on distingue les objets continus, comme les fonctions numériques, les courbes et les surfaces, qui relèvent plutôt de l’analyse et de la topologie, et les objets discrets, comme les nombres entiers, les mots, et les graphes, où la notion de continuité est absente. Les principaux domaines des mathématiques discrètes sont la théorie des nombres(ou arithmétique), la combinatoire, la logique mathématique et l’informatique théorique. Sachez toutefois qu’il existe une théorie analytique des nombres, qui utilise des outils continus pour étudier les objets discrets que sont les nombres entiers, et qu’inversement, on utilise des modèles discrets pour étudier et résoudre numériquement des problèmes continus, par exemple les équations aux dérivées partielles.
Les mathématiques discrètes ne sont donc pas développées dans les laboratoires secrets de l’armée ! Certes, il existe des applications militaires des mathématiques : par exemple, la théorie des nombres et la géométrie algébrique sur les corps finis s’appliquent à la cryptographie. Mais on ne peut guère développer de mathématiques en secret : les colloques et les publications sont des vecteurs essentiels de la recherche fondamentale.
Canonique, trivial, et dégénéré
Un objet mathématique dont le choix est évident est dit canonique. Ainsi, la décomposition canonique d’un nombre entier est son écriture comme produit de puissances de nombres premiers : par exemple, \(12 = 2^2 \times 3\). De même, la base canonique du plan vectoriel \(\mathbb R^2\) est formée des vecteurs \(\vec \imath = (1,0)\) et \(\vec \jmath = (0,1)\). Par contre, l’âge du capitaine n’est pas canonique : c’est l’âge de la bonne du curé qui l’est … selon le droit canon de l’Église !
En mathématiques, une démonstration est dite triviale lorsqu’elle est évidente, et non parce qu’elle contient des allusions vulgaires ou graveleuses ! Bien sûr, le mathématicien s’intéresse aux démonstrations non triviales, et d’une certaine façon, on devient mathématicien le jour où on comprend le sens du mot « trivial » : on peut alors porter un regard dédaigneux sur ceux qui ne l’ont pas compris !
De même, l’équation \(x^2 + y^2 = z^2\) a des solutions non triviales, comme \((x, y, z) = (3, 4, 5)\), et des solutions triviales, comme \((x, y, z) = (k, 0, k)\).
Plus généralement, une solution de l’équation \(x^n + y^n = z^n\) telle que \(x, y, z \neq 0\) est dite non triviale.
Pour \(n > 2\), cette équation diophantienne n’a pas de solutions entières non triviales : c’est le fameux théorème de Fermat-Wiles.
Un objet mathématique est dit dégénéré lorsqu’un des paramètres qui le définissent prend une valeur critique, typiquement nulle. Par exemple, un point est un cercle dégénéré, et deux droites sécantes forment une hyperbole dégénérée. Ce n’est en aucun cas une insulte !
Pour en savoir plus sur l’origine de tous ces mots, on pourra consulter l’ouvrage de Bertrand Hauchecorne [H03]
Citations
Pour finir, voici deux exemples de jeux de mots mathématiques :
Avant d’avoir dirigé, moi-même, une encyclopédie, je ne me doutais pas que l’erreur fut aussi sournoise et multiforme, je faisais même « assez confiance » aux ouvrages dit « de référence ». Je n’y avais jamais remarqué de coquilles, par exemple. […] J’en découvre maintenant […] partout, dans les dictionnaires les plus chevronnés. Même chez Bourbaki, pourtant fort attentif. Comme je la lui avais signalée, il me répondit que c’était par humour qu’il l’avait laissée, pour distraire un peu le lecteur au passage. Au lieu « d’ensemble filtrant à gauche et à droite », il y a « ensemble flirtant à droite et à gauche ». [Q-63]
Le but de ce travail est de munir son auteur du grade de docteur-ès-sciences mathématiques et l’ensemble \(H(X)\) des sous-espaces analytiques compacts de \(X\) d’une structure d’espace analytique.[D-65]
Références
[D-65] Adrien Douady, thèse de doctorat d’état, 1965.
[H-03] Bertrand Hauchecorne, Les mots et les maths, dictionnaire historique et étymologique du vocabulaire mathématique, Ellipses, 2003.
[Q-63] Raymond Queneau, Bourbaki et les mathématiques de demain, Bords, Hermann, 1963.
[S-66] Jean-Pierre Serre, Algèbres de Lie semi-simples complexes, W.A. Benjamin, 1966.