Plaques commémoratives

Tribune libre
Écrit par Michèle Audin
Publié le 12 décembre 2008

En 1931, Jacques Herbrand, un jeune et brillant mathématicien de 23 ans, trouvait la mort dans un accident de montagne. Son père, ses amis, et les éditions Hermann, ont publié, au cours des années 1930, ses articles inédits et plusieurs fascicules mathématiques en hommage à son souvenir. En 2008, à l’occasion du centenaire de sa naissance, Françoise Delon, François Loeser et Angus Macintyre ont organisé un colloque d’une journée, dont la Gazette des mathématiciens (le journal d’informations de la Société mathématique de France) vient de publier une partie des interventions. La Société mathématique de France (SMF) a financé la pose d’une plaque dans une chapelle alpine où est commémoré le souvenir d’alpinistes morts en montagne.

L’éditorial de la Gazette rapporte cet événement en ces termes :

« Il semblerait d’ailleurs que la mémoire de l’accident survenu à un “grand savant français”, transmise de génération en génération, ait survécu dans la mémoire collective des guides de la vallée — la plaque qui vient d’être posée permettra d’en perpétuer définitivement le souvenir. »

L’adverbe “définitivement” m’a interloquée et a ainsi été le prétexte à l’écriture de ce billet.

Le philosophe Jankélévitch a exprimé une opinion moins optimiste :

« La lutte n’est pas égale entre la marée irrésistible de l’oubli qui, à la longue, submerge toutes choses, et les protestations désespérées mais intermittentes de la mémoire. »

En 1947, les mathématiciens strasbourgeois inauguraient une plaque de marbre à la mémoire d’un des leurs, Jacques Feldbau, mort en déportation, à 30 ans, des suites de la “marche de la mort” (la mortelle évacuation d’Auschwitz en janvier 1945).

Jacques Feldbau est le premier mathématicien à avoir démontré qu’ “un fibré sur une base contractile est trivial”, un de ces énoncés à la fois totalement abscons pour les non-mathématiciens et complètement essentiels pour les mathématiciens, qui l’utilisent tous, un jour ou l’autre — au point qu’on n’imagine plus aujourd’hui qu’il a bien fallu que quelqu’un l’énonce et le démontre, une première fois — c’était en 1939. Il a aussi démontré, avec Ehresmann, une très utile propriété de “relèvement des homotopies” et déduit la “suite exacte d’homotopie” — c’était en 1941. En 1941 toujours, Feldbau et Ehresmann inventaient les “fibrés associés”… mais le nom de Feldbau disparaissait de l’article avant sa publication : dans la France de 1941, “on” avait fini par se décider à supprimer les juifs des publications de l’Académie des sciences et Feldbau disparaissait comme auteur juif, avant d’être assassiné comme français juif.

En 1967, les mathématiciens strasbourgeois déménageaient, emmenant la plaque et la revissant à l’entrée de leur nouvelle bibliothèque. La photographie de Jacques Feldbau qui accompagnait cette plaque a disparu. En 2007, presque plus personne parmi les usagers de la bibliothèque à l’entrée de laquelle cette plaque est vissée n’avait la moindre idée de qui était Jacques Feldbau.

Les fibrés sur les bases contractiles n’en continuent pas moins à être triviaux, la suite des groupes d’homotopie d’une fibration persiste à être exacte, et nous avons toujours autant besoin de fibrés associés.

L’éternité des mathématiciens n’a pas grand chose à voir avec l’infini mathématique. Si rien n’est définitif, il est à espérer que la durée de vie de l’hommage rendu à Herbrand par, notamment, Hadamard, Chevalley, Emmy Noether et John von Neumann dans les années 1930, celle de l’hommage de 2008, ainsi que la durée de vie de ses mathématiques sera supérieure à celle d’une plaque de marbre…

Die Menschen sterben, die Gedanken bleiben (Les gens meurent, les idées restent)

ÉCRIT PAR

Michèle Audin

Mathématicienne et oulipienne - Université de Strasbourg et Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo)

Partager