Je ne peux pas y résister : un billet sur Poisson s’impose pour le premier avril !
Simeon Denis Poisson a une œuvre immense en physique et en mathématiques.
Je voudrais dire un mot de son livre « Recherches sur la probabilité des jugements en matière criminelle et matière civile » (téléchargeable ici), qui date de 1837.
Il n’est pas le premier à étudier ce genre de questions. Au moins deux mathématiciens célèbres l’ont précédé :
- Condorcet, avec son livre publié en 1785 « Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix » (téléchargeable ici).
- Laplace, qui revient en 1825 sur ces questions dans son « Essai philosophique sur les probabilités » (téléchargeable ici).
Aujourd’hui, c’est du livre de Poisson que je voudrais parler. Il contient beaucoup de choses, comme par exemple une description de la loi des grands nombres, mais aussi la fameuse loi de Poisson, dites « des événements rares ». La voici, dans sa première apparition historique.
Voici le problème que se pose Poisson dans ce livre, typique des mathématiques de son époque, qui se veulent (enfin !) utiles à la société.
Entre 1825 et 1830 les cours d’assise fonctionnaient de la façon suivante. Un jury comprenant douze jurés votait pour décider de la culpabilité d’un inculpé. Lorsque l’opinion était majoritaire pour la culpabilité avec au moins huit voix contre quatre, l’inculpé était condamné. Lorsque la majorité était de sept contre cinq, on faisait appel aux cinq juges professionnels pour prendre la décision.
Poisson dispose de statistiques publiées dans les « Comptes généraux de l’administration de la justice criminelle ». Il connaît le nombre total de procès en cours d’assise en France pendant ces six années (11016 accusés de « crimes contre les personnes ») et il connaît parmi ceux-ci le nombre de condamnation à la majorité d’au moins huit jurés, ainsi que le nombre de fois où il a fallu faire appel aux juges professionnels. 2Aujourd’hui, un procès d’assises comprend neuf jurés (douze en appel) et la décision de culpabilité est prise à une majorité d’au moins huit jurés (dix en appel) (voir ceci). Les statistiques de 2005 indiquent 2771 condamnations pour 252 acquittements. Il faut ajouter que 462 condamnés sont passés par la suite en cour d’appel et que 43 ont été acquittés. Mais bien sûr, toute comparaison avec les chiffres de 1825 serait audacieuse. Il connaît donc deux proportions :
– La proportion \(a\) des inculpés qui sont condamnés par une majorité d’au moins huit jurés. Il trouve \(a=0,4782\).
– La proportion \(b\) des inculpés pour lesquels il y a eu exactement sept des douze jurés qui ont voté coupable. Il trouve \(b=0,1151\).
Selon Poisson, il y a deux inconnues dans ce problème.
– La probabilité \(x\) pour qu’un inculpé qui se présente devant le tribunal soit coupable.
– La probabilité \(y\) pour qu’un juré tiré au hasard ne se trompe pas lorsqu’il vote.
Poisson se fait un devoir de montrer comment on peut calculer \(a\) et \(b\) en fonction de \(x\) et \(y\). Aujourd’hui ce n’est pas très difficile à faire (et nous donnons les formules dans un bloc dépliant), mais il faut retenir que puisqu’on connaît \(a\) et \(b\), on a ainsi deux équations à deux inconnues, et on peut donc espérer calculer \(x\) et \(y\) (autant d’équations que d’inconnues). Certes, ces équations sont de degré … 24. Mais cela n’effraie pas Poisson qui trouve facilement les solutions, sans avoir besoin de logiciel de calcul formel ! Il trouve :
\[ x \simeq 0,54; \quad y \simeq 0,68\]
(Je donne les chiffres pour les jugements qu’il appelle criminels ; il considère en fait plusieurs types de procès).
des formules...
\[b= x {12 \choose 7} y^7 (1-y)^5 + (1-x) {12 \choose 7} (1-y)^7 y^5 \]
\[a= \sum_{k=8}^{12} \left(x { 12 \choose k } y^k (1-y)^{12-k} + (1-x) {12 \choose k } (1-y)^k y^{12-k}\right)\]
Ainsi, un juré a raison deux fois sur trois et un inculpé est coupable 54 fois sur 100. Bien sûr, Poisson estime l’incertitude sur ces chiffres.
Poisson ne s’arrête pas là. Il peut maintenant calculer la probabilité qu’un condamné le soit à tort. Il trouve 0,02 (cela fait environ 18 cas par an). De même, il trouve une probabilité 0,72 qu’un inculpé déclaré innocent le soit effectivement. Deux pour cent d’innocents dans les prisons ? Vingt-huit pour cent d’innocentés qui sont en fait coupables ? Est-ce trop ? Certainement ! Mais une discussion passionnante commence : quelle est la limite qu’une société « juste » peut se permettre ?
« Dans cette importante question d’humanité et d’ordre public, rien ne pourrait remplacer les formules analytiques qui expriment ces diverses probabilités. Sans leur secours, s’il s’agissait de changer le nombre de jurés, ou de comparer deux pays où il fût différent, comment saurait-on qu’un jury constitué de douze personnes, et jugeant à la majorité de huit voix contre quatre, offre plus ou moins de garanties aux accusés et à la société qu’un autre jury composé de neuf personnes par exemple, pris sur la même liste qu’auparavant et jugeant avec telle ou telle majorité ? »
Mais Poisson ne s’arrête toujours pas là ! Dans les cas où la majorité n’est que de sept contre cinq, les juges professionnels entrent en action et on connaît également le nombre de cas où ils ont prononcé une condamnation. On peut donc refaire l’exercice et calculer la probabilité pour qu’un juge professionnel se trompe lorsqu’il évalue la culpabilité d’un inculpé. Poisson trouve que cette probabilité est égale à celle des jurés populaires !
« Malgré une plus grande expérience des procès criminels que les juges ont sans doute, leur chance de ne pas se tromper dans leur vote paraît cependant peu différente de celle des jurés. »
Vous vous en doutez, Poisson continue encore. Il cherche à savoir quelle est la bonne taille d’un jury, quelle est la bonne majorité qu’il faudrait exiger pour condamner ; il compare les systèmes français, belges et anglais. Bien sûr, tout cela est complexe, parfois les jurés votent à bulletins secrets, mais pas toujours ; parfois les jurés peuvent déclarer des circonstances atténuantes, et cela les encourage à être moins hésitants à voter coupable. Les valeurs de x et y semblent différentes pour les « crimes contre les personnes » et pour les « crimes contre les biens ». Poisson discute de tout cela.
Le livre est long (parfois un peu trop peut-être) mais l’introduction ne fait que vingt pages ; elle est très agréable à lire et ne contient aucune formule mathématique. Elle nous montre un des premiers exemples de recherche mathématique en sciences humaines et j’en recommande vivement la lecture.
On dit que Poisson déclarait :
« La vie n’est bonne qu’à deux choses : découvrir des mathématiques et enseigner les mathématiques ! »
8h36
Et quid du fameux crochet de poisson ? En attendant quelque chose là-dessus : une distraction :
Le crochet de poisson
A un long crochet suspendu
Un gros poisson énigmatique
assoiffé de mathématiques
posa une question ardue
et dit : « Pourquoi donc ai-je dû
traiter le cas hyperbolique
de cet énoncé fantastique
par un raisonnement tordu ? »
Il calcula des intégrales,
des géodésiques normales,
en bâteau ivre, il dériva
en (x,y) des G-fonctions,
et, après simplifications,
hilare et moqueur, il trouva.
16h45
Un gros poisson énigmatique,
écrivez-vous, Monsieur Leblanc, dans ce sonnet que vous nous offrez.
Et pourquoi n’avez-vous pas, cher Antoine Auguste [1],
songé,
en hommage à Gromov,
à remplacer votre octosyllabe par cet autre :
Un petit poisson symplectique ?
Vous ratâtes ainsi l’occasion d ’enseigner aux lectrices
qu’un crochet de Poisson
(alexandrin à rime interne).
[1] car ce sont bien vos prénoms, n’est-ce pas ?
23h25
Poisson ou vis ?
Voyons, voyons, un peu de sérieux ! Vous êtes sur un site hébergé par le CNRS (Centre National de Recherche Syllabique) ! Donc, je signale, à propos des probabilités et de la justice, pour compléter l’alléchant billet de E. Ghys, ce très bon article « La probabilité des jugements », f de Johan Wolswinkel (VU Amsterdam), en néerlandais, paru dans le niew archiev voor wiskunde, équivalent
néerlandais du bulletin de la SMF. Petite aide à la traduction pour l’article : en néerlandais, « mathématiques » se dit « wiskunde » et
« la probabilité », « de kans ». Le titre en français se réfère aux travaux de Condorcet, Laplace, Poisson …
Cette remarque n’est pas un « een-aprilgrap » (poisson d’avril).