Après mes aventures en lien avec la piscine de mon oncle qui ont rythmé mes précédents billets, c’est au tour de ma femme de reprendre le flambeau et de vous montrer à nouveau que les mathématiciens et les mathématiciennes ont parfois tendance à ne pas se poser les mêmes questions que le commun des mortels.
Depuis quelques temps, ma femme s’est mise — ou plutôt remise, car elle en avait déjà fait dans son enfance — au point de croix. Le point de croix est une méthode de broderie, dont la finalité est de reproduire un modèle sur un tissu comme on le voit sur la vignette de ce billet. À l’origine, le tissu est vierge et percé de petits trous qui s’organisent selon un quadrillage régulier comme ci-dessous :
Pour reproduire le dessin, on dispose en outre d’un fil (enfilé dans une aiguille) que l’on fait passer à travers ces petits trous, alternativement de l’endroit vers l’envers et de l’envers vers l’endroit. Entre deux passages, le fil laisse une trace sur le tissu, une fois sur le côté endroit, la fois suivante sur le côté envers, et ainsi de suite.
Les trous de la trame sont les sommets de petits carrés imaginaires (l’un d’eux est représenté en rouge sur la figure précédente) et un modèle de point de croix est une grille qui dit de quelle couleur doit être brodé chacun des petits carrés — en gardant à l’esprit, qu’éventuellement, un carré peut ne pas être brodé du tout. Lorsqu’un carré doit être brodé d’une certaine couleur, cela signifie que le fil doit passer sur le côté endroit selon chacune des deux diagonales du carré : on obtient, comme ceci, un point en forme de croix (d’où le nom). En outre, pour les puristes, une condition supplémentaire est imposée : pour tous les carrés, la diagonale brodée en premier doit toujours être la même. Par contre, comprenez bien, on ne demande pas de broder les deux diagonales d’un même carré à la suite l’une de l’autre ; on peut très bien commencer par broder toutes les diagonales dans un certain sens, et ensuite broder toutes celles dans l’autre sens.
On remarquera par contre, que l’on n’impose a priori aucune condition sur l’envers. En pratique, bien sûr, on a plutôt tendance à broder les points proches à la suite les uns des autres, et il est rare que l’on s’amuse à broder un point à une extrémité, puis un point à l’autre extrémité avant de revenir à un point voisin du premier. C’est bien entendu un bon moyen de procéder car l’on consomme ainsi moins de fil tout en obtenant un résultat en général plus joli (les fils qui s’entassent sur l’envers ayant plutôt tendance à nuire à la qualité de la broderie). Une question qui se pose donc naturellement — et d’autant plus lorsque l’on a un penchant pour les mathématiques — est de minimiser la quantité de fil utilisée pour broder un modèle donné.
C’est bien sûr la question que ma femme s’est rapidement posée dans ce contexte. Et assez vite, elle s’est rendue compte qu’elle arrivait à broder un certain nombre des figures complexes avec une quantité minimale de fil (c’est-à-dire de façon à ce que le fil ne recouvre à chacun de ses passages sur l’envers que le côté d’un petit carré). Elle avait pour cela une ébauche de méthode générale et c’est dans ce contexte qu’un soir, elle m’a annoncé fièrement qu’elle venait d’inventer le point de croix récursif ! J’ai bien sûr été intrigué, et c’est alors qu’elle m’a expliqué tout ce que je viens de vous raconter, avec en outre quelques indications sur sa nouvelle méthode de brodage. Elle m’a aussi dit que, selon elle, la méthode du point de croix récursif devrait fonctionner pour toutes les figures connexes (c’est-à-dire en un seul bloc).
Malgré tout, si les exemples étaient convaincants, il manquait encore une preuve irréfutable de sa dernière affirmation. Comme j’ai trouvé le problème très original et très amusant, nous avons commencé à réfléchir ensemble à la question, et nous avons finalement réussi à trouver cette fameuse preuve (après avoir apporté quelques modifications mineures à la méthode). Par la suite, nous avons également rédigé un article sur la question (qui pourrait paraître bientôt dans la RMS), et écrit une page web sur laquelle vous pourrez voir la méthode à l’œuvre sur divers exemples (et également ceux que vous proposerez). J’espère que cela pourra vous amuser autant que nous.
Maintenant, si l’on suit les recommandations actuelles, il ne nous reste plus qu’à déposer un brevet pour la méthode. Même si je ne songe pas du tout à faire fructifier notre découverte, j’avoue que, pour rire un peu (maintenant qu’on est parti) mais aussi voir un peu comment cela fonctionne, je suis presque tenté de le faire.