Quelques mots de l’algèbre

Tribune libre
Publié le 30 janvier 2011

Malgré une boutade célèbre de David Hilbert 5Les éléments, tels un point, une droite et un plan, peuvent être substitués par un verre de bière, une chaise et une table, par exemple. Il faut plutôt se concentrer sur leurs relations. les noms des objets mathématiques n’ont rien d’arbitraire, même si leur motivation et leur origine ne sont pas toujours transparentes.

Algèbre

Il est bien connu que le mot algèbre vient de l’arabe. Il est emprunté au titre du célèbre livre de Muhammad ibn Musa al-Khwarizmi, paru à Bagdad au début du neuvième siècle6son nom fait référence à sa province d’origine, le Khwarezm. Ainsi, le nom qui par déformation a donné algorithme est celui d’une région d’Asie centrale, aux confins du Turkhmenistan et de l’Ouzbekistan… . Ce livre, Kitab al-jabr wa l-muqabala contenait notamment une étude systématique des équations du second degré. Les mots al-jabr et al-muqabala peuvent se traduire par réduction et comparaison. Al-jabr a donné algèbre. En vieil espagnol, un algebrista ce n’est pas un algébriste, mais un rebouteux, qui réduit les fractures ! (si vous ne le croyez pas, cliquez ici ou (re)lisez Don Quijote). Quant au mot muqabala, il est dérivé de la même racine que qabbala (réception), la Kabbale hébraïque.

Les mathématiciens arabes n’ont été ni les premiers (voir un précédent billet pour les mots grecs hyperbole, parabole et ellipse) ni les derniers à donner à des êtres mathématiques des noms venant du langage courant, fonctionnant comme des métaphores. C’est aussi ibn Musa al-Khwarizmi qui introduit dans son traité le terme de jizr, racine, pour désigner «ce qui est caché» dans une équation (l’inconnue). Le mot est repris par ses traducteurs européens. Il faut signaler aussi que le signe \(\sqrt\ \) reproduit de façon stylisée l’écriture du mot arabe, voyez plutôt

.

Mais les européens gardent l’habitude d’employer des mots qui viennent du grec ou du latin. Le mot binôme apparaît en 1554, dérivé du grec nomos, part, suivi de monôme (expression formelle ne contenant que des multiplications, raccourcissement naturel de mononôme), qui apparaît en 1691, et de polynôme en 1697. Notons aussi degré, venant du latin gradus, marche. Cela s’explique par le fait que le latin reste longtemps très utilisé dans la communication scientifique.

Groupes, anneaux, corps

l faut attendre le XIXème siècle pour voir réapparaître l’introduction plus fréquente de mots du langage courant. En même temps, il devient naturel et nécessaire, avant même que G. Cantor n’invente la théorie des ensembles, de «collectiviser» un certain nombre d’êtres mathématiques.

Evariste Galois (1830) a l’idée de regrouper les permutations des racines d’une équation algébrique, d’où le mot groupe. Pour en savoir plus, voir cet article d’images des mathématiques.

Ce que l’on appelera plus tard les groupes de Lie sont appelés par Sophus Lie et ses émules «groupes de transformations».

Richard Dedekind fut (mais pas seulement) un grand forgeur de mots nouveaux, qu’il introduisit à l’occasion de ses travaux en arithmétique (mot grec qui signifie science des nombres). Il dégage la notion

d'idéal

La justification de ce nom est transparente : les idéaux généralisent les nombres idéaux proposés par Ernst Kummer. Ils permettent de pallier au fait que dans des anneaux d’entiers algébriques, il n’y a pas toujours unicité de la décomposition en facteurs irréductibles. Voici un exemple.

C’est aussi lui qui introduit le mot corps (Körper en allemand, d’où la notation \(\mathbb{K}\) toujours très utilisée) pour un ensemble où, à l’instar des rationnels ou des réels, on a une addition, une multiplication et une division. Ce nom est motivé par la richesse de cette structure. L’intention de Dedekind est d’évoquer un organisme vivant. Les anglo-saxons, les français et les russes traduisent Körper par le mot passe-partout de champ. Mais les francophones finissent par adopter le mot corps (est-ce l’influence de Bourbaki, très marqué à ses débuts par l’école allemande ?), alors que jusqu’aujourd’hui, «field» subsiste en anglais, «polié» en russe.

Dedekind introduit aussi le mot Ordnung (ordre) pour désigner des ensembles où l’on a une addition et une multiplication, mais pas nécessairement de division : ses recherches en théorie des nombres le conduisent à étudier des problèmes de divisibilité dans un cadre plus général que celui des entiers. Ce mot est employé aujourd’hui encore par les arithméticiens. Plusieurs collègues consultés pensent comme moi que cela évoque le fait que la divisibilité est ce que nous appelons aujourd’hui une relation d’ordre. Mais il n’est pas exclu que nous soyons tous victimes d’une vision a posteriori. Toujours est-il que David Hilbert, dans son traité de théorie algébrique des nombres de 1897, lui substitue le mot Ring. Dans l’allemand de l’époque, ce mot ne signifie pas seulement «bague». Il pouvait aussi évoquer un groupe restreint de personnes, comme le mot cercle en français. Il a été traduit tel que (ring, anneau) en anglais et en français, bien que dans ces langues un anneau soit une bague et rien d’autre.

Quelques mots d’aujourd’hui

L’histoire ne s’arrête pas là. Le développement des mathématiques implique l’apparition de nouveaux mots. Pour la première moitié du XXème siècle, je renvoie à un article très vivant de Raymond Queneau republié dans Bords7Paru chez Hermann en 1963, réédité en 2009..

Il y a, pour s’en tenir à l’algèbre, des réussites comme le groupe des tresses, les immeubles, les carquois, qui nous mènent au «hors piste», pour employer la terminologie du comité de rédaction d’Images des mathématiques.

Citons aussi une bonne idée qui n’a pas abouti, celle d’appeler séparante une forme bilinéaire symétrique non dégénérée 8C’était dans les années 1970. J’ai cru comprendre que l’idée venait de Bourbaki, mais ce dernier n’avait plus assez d’autorité pour la faire passer. Et en plus, il s’y prenait à mon avis fort mal !. Enfin, les cluster algebras sont très étudiées aujourd’hui. Voici une définition pour les amateurs de hors piste. Il y a des collègues algébristes qui emploient, dans des textes ou des exposés en français, l’expression d’ algèbres cluster. Il est permis de se demander pourquoi.

Quelques crédits

Outre les liens figurant dans ce billet, j’ai bien sûr consulté de nombreux dictionnaires : français, allemand, anglais, arabe, espagnol, grec, latin. L’origine de la notation \(\sqrt\ \) m’a été rapportée il y a fort longtemps par un étudiant d’origine algérienne. Lors d’un passage à Montpellier, Norbert Schappacher m’a appris la métaphore qui est derrière le mot corps.

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Commentaires

  1. Rémi Peyre
    janvier 30, 2011
    11h39

    Autant que je sache, en réalité l’origine du symbole racine carrée reste assez confuse. L’hypothèse arabe fait en effet partie des possibilités, mais pas avec l’explication que lui donne l’auteur puisque le symbole radical est originellement apparu sans sa barre supérieure.

    Une hypothèse classique (défendue par Euler) était que le symbole était une déformation de la minuscule «r» («radix»). J’avais lu quelque part (peut-être dans un numéro de «Tangente») que l’hypothèse la plus solide était la déformation progressive d’un simple point…

    Pour les références, on peut commencer par consulter Wikipédia : http://en.wikipedia.org/wiki/Radical_sign#History. Je crois qu’il y a aussi un ouvrage de référence intitulé «A History of Mathematical Notations» par Florian Cajori (1928) : si quelqu’un le possède, il peut poster en commentaire ce que ce livre en dit !

    Quoi qu’il en soit, de manière très générale l’étymologie est une science surprenante, et les explications populaires y sont souvent fausses.

  2. Stéphane Jaffard
    janvier 30, 2011
    20h26

    Je trouve ce sujet extrêmement intéressant, et il suscite chez moi une question à laquelle des lecteurs d’Images des maths savent peut-être répondre: trouve-t-on la trace, dans notre langage mathématique actuel, de termes venant de civilisations qui ont participé à la constitution des mathématiques (autres que grecque, romaine, ou arabe, qui sont couramment citées)? je pense par exemple à l’Egypte, la Mésopotamie, l’Inde ou la Chine… Ainsi, il me semble que le zéro fut introduit en Europe via les arabes, mais venait d’Inde. Les arabes ont-ils adopté (voire déformé) un mot indien, ou forgé un nouveau mot?

    Je me souviens aussi avoir lu (mais où?) un texte très intéressant, où était expliqué avec quel soin Bourbaki choisissait les nouveaux termes mathématiques qu’il était amené à introduire, et les très sérieuses discussions qui présidaient à ces choix: quelles racines, grecques ou romaines, choisir, …
    Là aussi, si quelqu’un a une référence?

    Merci!

  3. Jacques Lafontaine
    janvier 30, 2011
    23h04

    En arabe zéro se dit sifr qui a donné chiffre en français.
    La racine sfr signifie ’’être vacant, être vide’’ n’est sûrement pas un emprunt vu le nombre d’entrées concernant cette racine dans un dictionnaire arabe.

    En ce qui concerne le vocabulaire introduit par Bourbaki, il en est beaucoup question dans l’article de Queneau auquel j’ai fait allusion.

    Je me souviens aussi que le grand défenseur du français qu’était René Etiemble
    avait félicité les mathématiciens pour le choix de leur vocabulaire, citant même un article de Douady intitulé
    Platitude et privilège

    • c_sabbah
      janvier 31, 2011
      22h22

      Il est possible qu’Etiemble ait trouvé joli «platitude et privilège», mais est-ce suffisant pour justifier ces mots ? D’une part, les mathématiciens ont souvent besoin de distinguer, parmi une catégorie d’objets qu’ils considèrent, ceux qui ont les propriétés qui leur conviennent le mieux. Un grand choix d’adjectifs s’offre à eux: bon, très bon, excellent, privilégié, canonique, etc. et ils ont une portée dans un domaine limité. Ces adjectifs sont passe-partout et leur choix est de goût, mais pas fondamental.

      D’autre part, il faut choisir des mots pour des concepts mathématiques en formation ou à maturité. Je ne pense pas que le choix du mot «platitude», dans le contexte utilisé par Douady, et qui vient de l’algèbre, ait été un bon choix de la part des algébristes. D’une part, la platitude fait référence à une propriété géométrique (espace plat, sans courbure) et le mot était couramment utilisé dans ce contexte. D’autre part, il existe encore d’autres domaines mathématiques où il est utilisé (systèmes plats en théorie de la commande). La platitude en algèbre a peu à voir avec ces autres origines, et ce mot simple cache un concept difficile d’accès pour le néophyte. La beauté ne signifie pas nécessairement l’adéquation et l’efficacité. Sans parler des dérivés, comme platifier (pour l’action de rendre plat, sans doute pour distinguer de l’aplatissement qui rend plat au sens géométrique), et de la platification ou du platificateur. Qu’en aurait dit Etiemble ?

      L’autre travers du choix des mots consiste à associer des noms propres (séries de Fourier au lieu de séries trigonométriques), tendance qui s’amplifie récemment de même que l’usage immodéré d’acronymes (transformation FBI, transformation WKB, équations WDVV, etc.). On peut aussi rendre une notion de plus en plus précise en lui accolant de plus en plus de préfixes: semi-quasi-homogène est une telle trouvaille. Le langage est-il devenu inadapté (fonctions de carré sommable ou fonctions L2)? Ou bien la dénomination n’a pas l’importance que lui accordait Bourbaki, et les maths fonctionnent aussi bien (et s’échangent même mieux) sans une terminologie ciselée ?

  4. Maxime Bourrigan
    janvier 31, 2011
    0h54

    Merci pour cet article très intéressant… Je voulais juste signaler une légère erreur : en anglais, le mot «ring» a aussi le sens de cercle de personnes (avec une légère connotation). Le Cambridge Dictionary (en ligne) dit : «a group of people who help each other, often secretly and in a way which is to their advantage» et donne les exemples «drug ring» et «spy ring». (Qui se souvient des «webrings» du Web des années 90 ?)

  5. Michèle Audin
    février 2, 2011
    23h05

    Mots, phrases, Étiemble

    Incapable de résister à une remarque pédante, j’ajoute quelques références précises sur ce débat, et quelques commentaires, tous dus à René Étiemble, dans son livre Le Jargon des sciences, Hermann, 1966. Je précise 1. ce qu’il dit exactement autour de platitude et privilège, 2. Ce qu’il dit sur les mots… et les phrases, 3…. et sur les Chinois.

    1. La citation (page 44):

    Lorsque Lichnerowicz étudie «le plus grand groupe de transformations affines d’une variété riemannienne complexe», Douady «platitude et privilège», Micali «les algèbres intègres et sans torsion» ou qu’un autre mathématicien s’attache aux «surfaces de Riemann insuffisamment pincées», l’amateur de langage ne peut que se réjouir. Que le vocabulaire de la mathématique emprunte à celui de la couturière, voilà qui garantit la modestie, le sérieux, de ceux qui l’emploient.

    «Platitude et privilège» était un exposé donné au séminaire Bourbaki en février 1966 (c’était tout neuf!), disponible ici. Je laisse à Étiemble la responsabilité de son appréciation sur la modestie des mathématiciens.

    2. Étiemble ne s’est pas intéressé dans ce texte qu’aux mots, mais aussi aux phrases des scientifiques. Tout le début du livre est une étude de la structure des phrases (sujet-verbe-complément, ou nom-copule-nom, comme «la géologie est la science qui…»)… étude de laquelle il conclut (de la géologie mais bien des mathématiciens s’y reconnaîtront): dans cette science, 70% de l’information dépend des mots techniques, 5 à 10% de la grammaire.

    3. Je rappelle que ce texte date de 1966. Une autre citation:

    Je me permettrai de leur donner [aux scientifiques] un conseil: qu’ils apprennent le chinois.

    Qui choisit les mots de l’algèbre aujourd’hui?

    Et pour finir, une touche personnelle. C’est avec beaucoup de plaisir et grâce à ce billet que j’ai lu ce livre d’Étiemble cet après-midi à la BPI (bibliothèque publique d’information, centre Pompidou, à Paris)… en sortant de l’exposition Mondrian-de Stijl (voir ce billet).