Voici le dernier billet de la série Quelques mots sur les figures sans paroles… ! Dans le premier nous avons conté le beau théorème de Ceva avec sa démonstration complète et détaillée. Il a servi, dans le second, à établir deux autres aussi beaux théorèmes : celui de Nagel et celui de Ceva-Nagel-Gergonne. Dans ce troisième, nous nous sommes permis de petites digressions pour offrir au lecteur quelques friandises topologiques. L’une d’elle est inspirée par le théorème de Ceva, et toutes sont concoctées à l’aide de méthodes ne dépassant guère celles de la géométrie élémentaire plane même si quelques éléments du langage utilisé paraissent un peu élaborés.
Un des buts des mathématiques est la classification des objets dont elles font usage. Mais les mathématiciens savent pertinemment qu’on ne peut classifier qu’à équivalence près. Définir une notion d’équivalence s’avère ainsi indispensable chaque fois qu’on s’adonne à une telle tâche : isomorphisme entre groupes, anneaux, corps, espaces vectoriels, homéomorphisme, difféomorphisme en topologie différentielle, biholomorphisme en géométrie complexe, isométrie, similitude en géométrie euclidienne et, de façon générale, isomorphisme entre ensembles munis d’un même type de structure.
Dans le même ordre d’idées, et en restant dans le plan (c’est déjà assez si on sait ce qui s’y passe), voici des questions naturelles :
On se donne deux figures géométriques planes. Dans quel sens peut-on dire qu’elles sont équivalentes ? Une fois une équivalence définie, comment l’exhiber de façon explicite ?
On sait par exemple que deux triangles \(ABC\) et \(A’B’C’\) (supposés non dégénérés pour ne pas à avoir à gérer des situations particulières) sont em>affinement équivalents} : il existe un automorphisme affine \(f\) (une bijection qui préserve l’alignement et l’ordre) du plan tel que \(f(A)=A’\), \(f(B)=B’\) et \(f(C)=C’\). Mais il n’est pas toujours possible de demander une équivalence plus fine, par exemple à ce qu’ils soient semblables et encore moins isométriques.
Autre question :
(\(\ast \)) Qu’en est-il de l’intérieur \(\Delta \) d’un triangle et celui \({\cal Q}\) d’un parallélogramme ?
Dans un premier temps, il serait raisonnable de chercher une équivalence faible et plus facile à obtenir, par exemple un homéomorphisme : une bijection continue \(f:\Delta \longrightarrow {\cal Q}\) d’inverse \(f^{-1}\) continue. (On pourrait ensuite tenter de lisser \(f\) en un difféomorphisme, ou même lui donner une expression « familière » !) Les topologues chevronnés diront peut-être « À quoi ça sert tout cela puisqu’on sait qu’un disque ouvert, l’intérieur d’un polygone…et, de façon générale, tout ouvert simplement connexe du plan, sont homéomorphes entre eux ». Mais justement, on ne sait pas toujours, enfin tout le monde ne le sait pas !
Et même quand on sait, comment exhiber simplement et explicitement un homéomorphisme ? Et de préférence géométriquement. Le problème, quand on veut être élémentaire et clair auprès du public non spécialiste, est celui-là. C’est ce que nous nous proposons de regarder dans ce qui suit et, entre autres, en répondant (élémentairement) à la question (\(\ast \)).
3.1. De nouvelles coordonnées sur \(\Delta \)
On se donne un triangle \(ABC\) non dégénéré (on dit aussi non plat). Ses trois sommets \(A\), \(B\) et \(C\) déterminent un repère affine \((A,B,C)\) du plan : un point \(M\) est donné par ses coordonnées affines \((x,y,z)\) définies par les conditions \(\overrightarrow{AM}=y\overrightarrow{AB}+z\overrightarrow{AC}\) et \(x=1-y-z.\)
On écrit alors \(M=xA+yB+zC\). En particulier, si les trois nombres \(x\), \(y\) et \(z\) sont dans l’intervalle \([0,1]\), le point \(M\) est sur le triangle \(ABC\) ou à l’intérieur.
Le choix de \(x\), \(y\) et \(z\) dans l’intervalle ouvert \(]0,1[\) code les points qui sont strictement à l’intérieur du triangle \(ABC\) et non sur son bord \(\partial (ABC)\).
Le théorème de Ceva nous permet d’introduire un autre type de coordonnées pour repérer les points à l’intérieur \(\Delta \) du triangle \(ABC\).
Soit \(M\in \Delta \). On note \(\alpha \) l’intersection de la droite \((AM)\) avec le côté \(BC\), \(\beta \) celle de \((BM)\) avec \(CA\) et \(\gamma \) celle de \((CM)\) avec \(AB\). On pose :
\[x={{\alpha B}\over {\alpha C}}\hskip1cm y={{\beta C}\over {\beta A}}\hskip1cm z={{\gamma A}\over {\gamma C}}.\]
Les trois nombres \(x\), \(y\) et \(z\) ainsi définis sont strictement positifs et vérifient \(xyz=1\). Réciproquement, tout triplet \((x,y,z)\) de nombres strictement positifs vérifiant la relation \(xyz=1\) définit un unique point \(M\) sur \(\Delta \). En effet, il suffit de construire le point \(\alpha \) du segment \([BC]\) le divisant dans le rapport \(x\) ({\it i.e.} \(x={{\alpha B}\over {\alpha C}}\)),le point \(\beta \) de \([CA]\) le divisant dans le rapport \(y\) ({\it i.e.} \(y={{\beta C}\over {\beta A}}\)) ; le point \(M\) cherché est alors l’intersection des deux droites \((A\alpha )\) et \((B\beta )\). D’après le théorème Ceva, la droite \((CM)\) coupe le segment \([AB]\) en un point \(\gamma \) le divisant dans le rapport \(z\) (i.e. \(z={{\gamma A}\over {\gamma C}}\)).
On a alors une injection \(\Psi :M\in \Delta \longmapsto (x,y,z)\in ({\Bbb R}_+^\ast )^3\) d’image la surface \({\cal H}\) d’équation \(xyz=1\) ; donc \(\Psi :\Delta \longrightarrow {\cal H}\) est une bijection. C’est en fait un homéomorphisme analytique. En composant
avec le logarithme :
\[(X,Y,Z)=(\hbox{Log }x,\hbox{Log }y,\hbox{Log }z),\]
on obtient un homéomorphisme analytique de \(\Delta \) sur le plan \({\cal P}\) de \({\Bbb R}^3\) d’équation cartésienne \(X+Y+Z=0.\) Les trois surfaces \(\Delta \), \({\cal H}\) et \({\cal P}\) sont donc analytiquement les mêmes.
La tâche n’est pas difficile mais ce n’est certainement pas si immédiat d’exhiber autrement de façon explicite de telles équivalences autant que par Ceva !
Note. On pourrait nommer \((x,y,z)\) coordonnées de Ceva du point \(M\in \Delta \) ou même coordonnées hyperboliques en raison du fait que les traces sur la surface \({\cal H}\) des plans orthogonaux aux axes de coordonnées sont des hyperboles.
C’est bien entendu le théorème de Ceva qui m’a amené à remarquer ces coordonnées très naturelles. Elles se trouvent peut-être déjà quelque part. Si c’est le cas, je serai ravi qu’on me l’apprenne !
3.2. Un triangle est un parallélogramme : réponse à la question (\(\ast \))
Remarquons d’abord que tous les parallélogrammes (non dégénérés) sont équivalents au sens affine. En effet soient \(XYZT\) et \(X’Y’Z’T’\) deux telles figures. On a deux repères cartésiens \((X,\overrightarrow{XY},\overrightarrow{XT})\) et \((X’,\overrightarrow{X’Y’},\overrightarrow{X’T’})\). À l’aide de la translation de vecteur \(\overrightarrow{XX’}\) on amène \(X\) sur \(X’\) ; ensuite on applique l’unique bijection linéaire qui envoie le vecteur \(\overrightarrow{XY}\) sur le vecteur \(\overrightarrow{X’Y’}\) et \(\overrightarrow{XT}\) sur \(\overrightarrow{X’T’}\). La composée de ces deux transformations est une bijection affine \(f\) du plan qui envoie le parallélogramme \(XYZT\) sur le parallélogramme \(X’Y’Z’T’\). Tout point \(M\) de l’intérieur \({\cal Q}\) de \(XYZT\) s’écrit sous la forme \(M=X+\lambda \overrightarrow{XY}+\mu \overrightarrow{XT}\) avec \(\lambda ,\mu \in ]0,1[\) et \(f\) l’envoie sur \(M’= X’+\lambda \overrightarrow{X’Y’}+\mu \overrightarrow{X’T’}\) c’est-à-dire un point de l’intérieur \({\cal Q}’\) de \(X’Y’Z’T’\).
On se donne un triangle \(OAB\) d’intérieur \(\Delta \). D’après ce qu’on vient de faire remarquer, il suffit d’envoyer \(\Delta \) sur l’intérieur de n’importe quel parallélogramme du plan, par exemple celui déterminé par les vecteurs \(\overrightarrow{OA}\) et \(\overrightarrow{OB}\) de quatrième sommet \(\omega \) ({\it cf.} figure ci-dessous).
Soit \(M\in \Delta \) ; les droites \((AM)\) et \((BM)\) coupent les côtés \(OB\) et \(OA\) respectivement en \(\alpha \) et \(\beta \). Les droites passant par \(\alpha \) et \(\beta \) et parallèles respectivement à \((OA)\) et \((OB)\) se coupent en un point \(M’\). On pose alors \(\Phi (M)=M’\). L’application \(\Phi \) ainsi définie envoie bijectivement \(\Delta \) sur \({\cal Q}\) (intérieur du parallélogramme \(OA\omega B\)). On peut montrer facilement que \(\Phi \) est en fait un homéomorphisme.
Conclusion 1. Nous avons construit, par un procédé géométrique, un homéomorphisme \(\Phi \) de l’intérieur \(\Delta \) d’un triangle sur l’intérieur \({\cal Q}\) d’un parallélogramme.
On peut même dire un peu plus sur cet homéomorphisme. On munit le plan du repère \({\cal R}=(O,\overrightarrow{OB},\overrightarrow{OA})\) dans lequel on notera \((x,y)\) les coordonnées de \(M\) et \((x’,y’)\) celles de \(M’\). Un calcul élémentaire donne :
\[\cases{x’={{x}\over {1-y}}\cr {}\cr y’={{y}\over {1-x}}}\hskip1cm \hbox{et}\hskip1cm \cases{x={{x'(1-y’)}\over {1-x’y’}}\cr {}\cr y={{y'(1-x’)}\over {1-x’y’}}}\]
Conclusion 2. L’homéomorphisme \(\Phi :\Delta \longrightarrow {\cal Q}\) est en fait un isomorphisme rationnel (il est quadratique), donc a fortiori un homéomorphisme analytique.
On peut remarquer que cet isomorphisme se prolonge aux segments semi-ouverts \([OA[\) et \([OB[\) qui en constituent en fait son ensemble de points fixes. En effet, si \(M\) est sur \([OA[\), la droite \((AM)\) se confond avec \((OA)\) et donc son intersection avec la droite \((BM)\) reste le point \(M\). Le même raisonnement montre que \(M\) se confond avec son transformé \(M’\) s’il est sur \([OB[\).
3.3. Et pour faire un peu savant voici deux feuilletages
Dans \(\Delta \) (intérieur du triangle \(OBC\)) les segments ouverts \(]A\alpha [\) sont tous disjoints et le remplissent ; ils forment donc un [{\it feuilletage}->http://www.univ-valenciennes.fr/lamav/elkacimi/Feuilletages.pdf] \({\cal F}\). De même, les segments ouverts \(]B\beta [\) sont tous disjoints et le remplissent ; ils forment aussi un {\it feuilletage} \({\cal V}\) transverse à \({\cal F}\). Un segment \(]A\alpha [\), feuille de \({\cal F}\) s’envoie par \(\Phi \) sur le segment vertical ouvert passant par \(\alpha’\) (image de \(\alpha \)) et un segment \(]B\beta [\), feuille de \({\cal V}\) s’envoie par \(\Phi \) sur le segment horizontal ouvert passant par \(\beta’\) (image de \(\beta \)). Ces segments verticaux et horizontaux définissent respectivement deux feuilletages \({\cal F}’\) et \({\cal V}’\) sur \({\cal Q}\).
La cellule \(abcd\) (voir dessin ci-dessus) s’envoie par \(\Phi \) sur la cellule \(a’b’c’d’\). Quand \(abcd\) grandit de plus en plus à l’intérieur de \(\Delta \) et tend à épouser celui-ci,\(a’b’c’d’\) grandit à l’intérieur de \({\cal Q}\) et le remplit complètement à la limite. C’est ce qui fait que l’intérieur \(\Delta \) de notre triangle \(OAB\) bordé par trois côtés se transforme en l’intérieur \({\cal Q}\) du parallélogramme \(O’A’\omega B’\) bordé par quatre côtés ! C’est une opération rationnelle et qui ne peut jamais être affine.
On peut voir \(\Delta \) (resp. \({\cal Q}\)) comme un morceau de tissu dont les fibres qui le composent sont les feuilles de \({\cal F}\) et \({\cal V}\) (resp. les feuilles de \({\cal F}’\) et \({\cal V}’\)) !