Regards Géométriques

Tribune libre
Publié le 5 mars 2010

Regards Géométriques

La beauté (cachée) des mathématiques…

Ce billet a pour vocation d’être lu par Monsieur et Madame Tout le Monde et se compose de deux parties : la première traitera de beauté mathématique, la seconde du prochain colloque « Regards Géométriques ». Des beautés mathématiques, certes cachées, existent ! Visibles ? Pas évident pour les non mathématicien(ne)s. Prenez votre ticket, je vais vous accueillir dans mon Palais des Belles Mathématiques (PBM). Il va sans dire que chaque mathématicienne, chaque mathématicien possède son propre PBM. Il arrive parfois que certaines salles soient communes à plusieurs Palais. Nous sommes dans l’entrée. Arrêtons nous un instant avant de visiter la première salle. Je tiens à préciser qu’il va être difficile de faire le tour du Palais car les salles sont très nombreuses. Nous nous contenterons d’admirer quelques œuvres. Pour cette raison vous avez droit à une réduction, à valoir sur vos prochaines visites. Allez, pour cette fois, cette courte visite sera entièrement gratuite ! Que trouvons-nous en général dans ces Palais ? Ni toiles de peintres célèbres, ni sculptures, ni belles photos ou beaux films… Pourtant, il est parfois difficile de distinguer l’histoire de l’art et l’histoire des mathématiques. Il suffit de penser au travail des architectes de la Renaissance soucieux de représenter graphiquement de façon très fidèle l’allure des édifices. On parlait alors de projection, de perspective, des mots qui évoquent naturellement la géométrie, l’utilisation de la règle, du compas… On parle également de projection au cinéma : l’image fixée sur la pellicule est projetée sur l’écran. De nos jours, l’art et les mathématiques empruntent encore souvent les mêmes chemins. Les lignes d’une belle voiture ou d’un train à grande vitesse, les affiches concoctées par les graphistes ou les images issues de la « visualisation » sont le fruit d’un savant mélange de création, de calculs plus ou moins élaborés et de géométrie. L’œil est conquis par l’attrait de ces belles formes. Ce qui compte pour la plupart des gens, c’est le résultat plus que le chemin à parcourir pour arriver au résultat. Pour le mathématicien, ce chemin peut avoir son attrait. Il est souvent parsemé de calculs, quelquefois ennuyeux ou sans intérêt, très souvent ponctué de « théorèmes », c’est-à-dire de résultats, parfois appelés « corollaires », qui portent sur des propriétés concernant des objets mathématiques. La compréhension de ces résultats et des raisonnements mis en jeu peut prendre du temps et nécessite de la patience. Il faut les regarder, observer les configurations et se laisser aller, pourquoi pas, à l’émotion et au plaisir de l’admiration.

D’ailleurs, savez-vous quelle est l’étymologie des mots « théorème » et « corollaire » ? Une simple consultation du dictionnaire étymologique nous apprend que théorème a son origine dans le verbe grec « θεωρέω » qui signifie « regarder », « contempler ». Dans un autre billet, un collègue invitait déjà explicitement à la contemplation (billet de François Sauvageot ). Cet état d’esprit est indispensable à mon humble avis pour apprécier toute chose dans la vie. Le mot corollaire vient, quant à lui, du latin « corolla », diminutif de « corona » qui signifie « couronne ». Un corollaire est donc une petite couronne, une petite guirlande. Dans le langage des mathématiciens un corollaire est une conséquence presque immédiate d’un résultat plus important. Les corollaires seraient comme des guirlandes composées par les mathématicien(ne)s. Vous aurez noté que la corolle est aussi la partie de la fleur destinée à attirer les insectes et ainsi favoriser la pollinisation !

La beauté des théorèmes et des corollaires pourrait donc être comparée à la beauté des fleurs. L’image du Palais des Belles Mathématiques pourrait aisément être remplacée par celle du Jardin des Belles Mathématiques.

La dernière œuvre ajoutée à mon PBM n’a pas de nom. Je vais vous la présenter, elle est dans la première salle. En effet, je range toujours l’œuvre que je viens d’acquérir dans la première salle, l’œuvre précédente étant alors déplacée dans la deuxième salle et ainsi de suite… Mon PBM s’enrichit régulièrement et contient, après plusieurs années d’existence, plusieurs collections.

J’appellerai cette œuvre sans nom « la rose de Sophie », du nom de l’étudiante qui en a donné récemment une élégante démonstration. J’aurais pu l’appeler plus sèchement le « résultat du 3, 4, 5… » car ce triplet, souvent nommé triplet pythagoricien, joue un rôle dans la démonstration de Sophie.

Ce théorème était seul sur un « blog », sans démonstration. En réalité, ce théorème n’en était pas un. En effet, un inconnu l’avait déposé sous forme de question, pour qu’on l’adopte. Un résultat dont on ignorait l’existence. Serait-il vrai ? Serait-il faux ? Est-il judicieux de se lancer dans une recherche de solution ? L’inconnu l’avait abandonné pour qu’un mathématicien de passage le cueille et il lui offre une démonstration. Un ami et collègue, Aziz, le trouva ainsi un jour en navigant sur la toile… Il me proposa de réfléchir à cette question afin de lui donner des allures de théorème, avec sa démonstration à côté. En vain en ce qui me concerne mais également pour quelques collègues à qui j’en avais fait part. J’avais cherché celle-ci pendant plusieurs jours, sans jamais me donner la peine de m’y consacrer vraiment.

De quoi s’agit-il ? L’énoncé est assez simple. Niveau collège.

Vous pouvez vous munir d’une feuille de papier, d’un crayon, d’une règle et d’un compas. Dessinez un triangle équilatéral ABC, c’est-à-dire un triangle ayant ses trois côtés de même longueur. Mais attention, pas n’importe lequel ! En effet, le triangle en question doit être capable d’accueillir un point particulier P ayant la propriété suivante : la distance PA est égale à 3 (par ex. 3 cm), la distance PB est égale à 4 et la distance PC est égale à 5. La question fondamentale était : quelle est l’aire de ce triangle ?

Ma première réaction fut de me demander si on pouvait réellement calculer cette grandeur. Et pourquoi 3, 4 et 5, ce fameux triplet si cher à Pythagore ? Où dénicher un triangle rectangle ? J’avais eu l’idée de construire les symétriques PC, PB, PA du point P par rapport aux côtés AB, AC, BC. J’avais aussi remarqué que la longueur du côté d’un tel triangle devait se situer entre 6 et 7.

Pas moyen d’exploiter ces idées. Un sérieux blocage avait fini par gagner mon esprit. Le désir d’arriver rapidement à une preuve peut parfois couper les ailes… Je sentais néanmoins qu’une beauté se cachait derrière cette question. Alors que je m’apprêtais à l’intégrer dans la collection des jolis problèmes ouverts de mon PBM, je décidai de la soumettre à mes étudiants de CAPES.

Quelques jour plus tard, Sophie, une étudiante de mon groupe, me montra sa solution et je fus saisi par la beauté de cette preuve, comme à la vue d’un magnifique diamant. Il parait qu’il n’y a pas de hasard dans la vie mais seulement des rendez-vous. Ce jour là, le 24 novembre 2009, fut très riche. Ce fut le rendez-vous avec une étudiante passionnée par ce problème et la géométrie et la rencontre avec Imre Toth. La démonstration de Sophie me renvoyait au sens de liberté et à l’envie de vérité toutes deux présentes dans les mathématiques. Le soir même, en effet, je devais présenter le livre d’Imre Toth « Liberté et Vérité, pensée mathématique et spéculation philosophique » à la FNAC de Lille, dans le cadre de la manifestation Citéphilo.

Dans ce livre où j’ai trouvé une comparaison étonnante entre le roman et la géométrie, Imre Toth écrit : « Une biographie de Marie-Antoinette ne pourra jamais raconter la vie de la reine avec une exactitude absolue ; le texte de « Madame Bovary » en revanche décrit son objet, la belle Emma Bovary, avec la même précision et la même certitude irréfutables qu’un manuel de géométrie décrit les six magnifiques polytopes réguliers de l’espace à quatre dimensions et les trois polytopes réguliers des espaces à plus de quatre dimensions. Comme le disait Valéry dans Au sujet d’Adonis : « il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas » ». Puis Toth continue : « Il apparaît donc qu’il n’y a que deux savoirs exacts, le roman et la géométrie. La raison évidente en est que leurs textes ne disposent d’aucun objet de référence dans le domaine de l’être ».

Quelques mots sur la preuve de Sophie. Si vous n’êtes pas mathématicien(ne), ce n’est pas grave : il suffit de tracer la configuration donnée au départ, c’est-à-dire le triangle ABC, le point P et ses symétriques, puis de construire le triangle ayant pour sommets les symétriques ainsi que le polygone à six côtés ayant pour sommets les points A, B, C et les trois points symétriques de P. C’est à ce moment là que vous allez voir apparaître trois triangles isocèles qui entourent un triangle. Il est facile de prouver que ce dernier est rectangle. C’est facile aussi, enfin, à l’aide de quelques raisonnements de niveau seconde-première (actuelles ! après les reformes en cours j’ai des doutes que l’on puisse encore faire appel à des connaissances de ce niveau…) de calculer l’aire du polygone à six côtés. Cette aire est le double de l’aire recherchée car nous avons opéré une simple symétrie. Par conséquent, l’aire du triangle équilatéral ABC est obtenue.

L’idée de Sophie se généralise pour des distances PA, PB et PC quelconques admissibles pour un triangle équilatéral donné ABC (P intérieur au triangle).

Je trouve cette démonstration très belle car très simple et ne nécessitant pas beaucoup de calculs. Elle est belle non pas au sens de Valéry mais parce qu’elle existe bel et bien ! Elle m’évoque l’idée d’une fleur qui s’épanouit : les triangles extérieurs étant comme des pétales…

Il existe d’autres démonstrations plus élaborées de ce calcul d’aire faisant appel par exemple à la dimension 3 et à l’utilisation des coordonnées. Je voulais à tout prix éviter cet outil. J’insiste beaucoup (peut-être trop parfois) auprès de mes étudiant(e)s en leur demandant d’éviter, si possible, les démonstrations laborieuses en « géométrie élémentaire » et de chercher des preuves grâce à des constructions auxiliaires. Je m’étais appliqué à moi-même cette recommandation.

Sophie a trouvé seule la démonstration, mais peut-être mon approche de la géométrie l’a-t-elle aidée à chercher en confiance. Il est important de se munir de patience, d’une volonté de réussite, il est important d’affiner son regard, d’observer et de chercher des idées. Puis, une fois la solution obtenue, pourquoi ne pas admirer le chemin parcouru et mettre l’œuvre, la sienne ou celle d’un autre (peu importe) dans son Palais des Belles Mathématiques.

Je terminerai cette visite par une annonce, celle de « Regards Géométriques ». Il s’agit d’un Colloque [1] organisé par la Cité des Géométries de Maubeuge et l’IREM de Lille, les 30 et 31 mars au Lycée A. Lurçat de Maubeuge et les 1er et le 2 avril à l’Université Lille 1. Si vous participez à ce colloque, vous aurez sans doute l’occasion de visiter quelques salles de plusieurs Palais des Belles Mathématiques appartenant à de nombreux mathématicien(ne)s venant de France et d’ailleurs.

Ce colloque sera une fête à plusieurs titres : il célèbrera dix ans de partenariat entre la Cité des Géométries et l’IREM de Lille au service de la formation continue et la diffusion de la culture mathématique, il mettra à l’honneur notre collègue Rudolf Bkouche dont le regard sur l’enseignement des mathématiques a permis d’enrichir le notre au fil de toutes ces années, il rendra un grand hommage à cette discipline, la géométrie qui, par sa nature même, nous enrichit et nous aide à porter un regard profond sur le monde.

Comme il s’agit d’une grande fête, nous avons pensé qu’il fallait offrir aux participants différents moments d’échange et d’émotion. Ainsi, à côté des conférences et des ateliers programmés dans chaque colloque, nous avons sollicité le département de mathématiques de Turin pour mettre à notre disposition l’exposition sur la symétrie « Réflexions & Réflexions » conçue et réalisée par le département de mathématiques de Turin. Celle-ci sera visible à la Maison Folie de Maubeuge du 24 février au 3 avril 2010 et à la Halle aux Sucres de Lille du 17 avril au 12 mai 2010. Nous avons également décidé d’offrir au grand public deux conférences. Nous avons demandé au mathématicien italien Giorgio Bolondi, spécialiste de la diffusion de la culture mathématique en Italie et sensible aux rapports entre mathématiques et musiques, de nous parler de ces liens en compagnie du pianiste de renommée internationale, Christophe Simonet. Après un exposé de G. Bolondi largement illutstré de moments musicaux, C. Simonet interprétera les Variations Goldberg de J.-S. Bach (Espace Culture de l’Université Lille 1, le 1er avril 2010 à 18h00). Nous aurons l’honneur d’accueillir Ahmed Djebbar spécialiste de l’histoire des mathématiques du monde arabe, pour nous parler de La phase arabe de la géométrie : héritages, créativité et diffusion (Maison Folie de Maubeuge le 30 mars 2010 à 18h00).

La particularité de ce colloque est aussi qu’il se déroulera sur deux sites différents, distants géographiquement, mais proches dans les intentions et sensibilités de leur acteurs. L’autre originalité du Colloque est que ses contenus traversent toute la scolarité, de la maternelle jusqu’à l’Université et bien au-delà car il sera l’occasion de mettre à la portée de toutes et de tous les idées des preuves des dernières conjectures démontrées en mathématiques, dont la fameuse Conjecture de Poincaré.

Les participants pourront comprendre comment garder une sensibilité pour la Géométrie même si un des sens privilégiés pour l’appréhension de cette discipline n’est plus disponible : la vue. Ils pourront faire des cavalcades à travers des foules d’exemples d’utilisation des logiciels de géométrie dynamique, se reposer et vibrer en écoutant des contes mathématiques ou en étant secoué par les réflexions menées par un des plus grands géomètres vivants : Misha Gromov. Ceux qui aiment les vues d’ensemble et les horizons lointains pourront apprécier un panorama des géométries. Les progrès en matière de visualisation seront à plusieurs reprises mis à l’honneur et, attention !, certains visages pourront être conformément déformés lors du colloque… Pour les participants qui souhaitent des excursions hors du domaine euclidien, quelques promenades dans les territoires des géométries non euclidiennes seront proposés. Ceux qui s’interrogent encore sur les mathématiciens ou qui ne font pas trop de différences entre une sphère et un cube trouveront des éléments de réponse lors de ce colloque !

C’est toujours un grand honneur et un immense plaisir pour moi de découvrir et de faire découvrir ces richesses, richesses dont mes collègues, de tout âge et de toute génération sont les admirables « Conservateurs ».

ÉCRIT PAR

Valerio Vassallo

Mathématicien - Université Lille 1 et Cité des Géométries - Gare numérique de Jeumont

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