Se repérer en Manche le 6 juin 1944

Tribune libre
Publié le 6 juin 2014

Les Britanniques ont utilisé le 5 juin 44 un nouveau système de radioguidage hyperbolique de leurs navires. Retour sur ce système mis au point par la société Decca.

6 juin 1944. Les Anglo-américains débarquent en Normandie. Journée héroïque. Il s’agit pour les alliés de libérer la France, alors occupée par les nazis et gouvernée par le régime collaborationniste de Vichy.

Soixante-dix ans plus tard, la France célèbre ce débarquement historique, au moment, où, hasard du calendrier électoral, un parti qui s’en est pris récemment à la Ligue des Droits de l’homme, vient de remporter les dernières élections européennes.

Mais revenons au 6 juin 1944. Ce jour-là 5ou plus précisément la veille est utilisé pour la première fois à grande échelle, le système de navigation Decca, qui a la particularité d’utiliser des moyens radio. Ce système repose sur une propriété fondamentale des hyperboles. Il s’agit donc d’un système de repérage hyperbolique et qui peut à juste titre être considéré comme l’ancêtre du GPS, et qui restera en place jusqu’en 2001.

Un peu d’hyperboles

Qu’est-ce qu’une hyperbole ? Soient \(M\) et \(G\) deux points du plan, \(d=MG\) la distance de \(M\) à \(G\), et \(a\) inférieur à \(d\). Alors l’ensemble des points \(P\) du plan tel que
\[ | PM – PG |=a,\]
est une hyperbole.

La courbe dans le plan de coordonnées \(x\), \(y\) d'équation \(y=1/x\) est une hyperbole

La courbe dans le plan de coordonnées \(x\), \(y\) d’équation \(y=1/x\) est une hyperbole, de foyers les points
\(M=(\sqrt{2},\sqrt{2})\) et \(G=(-\sqrt{2},-\sqrt{2})\). Cette courbe est l’ensemble des points \(P\) du plan tels que
\[ | PM – PG |=2\sqrt{2}.\]

Comment utiliser les hyperboles pour se repérer

L’idée est la suivante. Une station radio \(M\) émet un signal représenté par une courbe noire vers un navire \(N\), une autre \(G\) émet un signal représenté par une courbe verte. Grâce au récepteur, La navire \(N\) peut mesurer le décalage entre les deux signaux (plus exactement le déphasage). Sur le graphique ci-dessous, cela consiste à mesurer le décalage horizontal des deux courbes.

L’information qu’en tire le navire est que
\[ MN/c – NG/c = d + k T,\]
où \(k\) est un entier, et \(T\) est la période du signal émis. Si \(c\) est la vitesse de la lumière6soit 300000 km/s, c’est ici la vitesse de propagation des ondes radio., le navire peut évaluer la distance\(MN -NG\) qui est égale à \[ MN -NG = cd +kTc. \]
\(N\) se trouve alors sur un réseau d’hyperboles paramétré par des entiers \(k\).

Le jour du débarquement, les fréquences émises par les différentes stations seront des multiples de 14,2 kHz.

En réalité, le navire \(N\) ne commence pas à mesurer
sa position au milieu de nulle part, et repère sa position à intervalles réguliers. Ces intervalles de temps sont suffisamment rapprochés pour que \(N\) connaisse la valeur de l’entier \(k\) qui intervient 7Par exemple, pour une fréquence de 336 kHz, la valeur de  cT est de environ 900 m..
Finalement, le navire \(N\) connaît sa position sur un réseau d’hyperboles (réseau vert) de foyers \(M\) et \(G\). Sur le dessin ci-dessus, \(k=2\) pour la position de \(N\).

Savoir qu’on se situe sur une hyperbole n’est pas suffisant, mais si on rajoute une station radio \(R\), et si le navire
mesure le déphasage entre le signal noir et le signal rouge émis par \(R\), alors il sait qu’il est sur une hyperbole (rouge) de foyers \(M\) et \(R\). Un tel ensemble de stations radio forment une chaîne.

En prenant l’intersection de ces hyperboles il a donc une information plutôt précise. Mais pour que ce soit intéressant, encore fallait-il disposer de cartes hyperboliques. En voici une, une des fameuses cartes Decca.

Une carte Decca

La pratique est un peu plus compliquée que la théorie

La pratique est un peu plus compliquée que la théorie et une station maître \(M\) émet un signal qui est réémis avec un décalage fixe par des stations esclaves. Les signaux
émis par les stations esclaves le sont à des fréquences multiples entiers d’une fréquence de base.

Les récepteurs Decca multiplient alors les fréquences reçues par leur plus petit commun multiple (ppcm) pour pouvoir comparer le
signal maître et le signal esclave. Cette astuce permet au
navire récepteur de différencier les signaux.

Par exemple, pour le débarquement, la fréquence fondamentale était de \(f=14 kHz\). La station maître émettait à une fréquence de \(6f\), la station esclave rouge à une fréquence de \(8f\). Le récepteur
multipliait donc le signal maître par \(4\), le signal esclave par \(3\), pour comparer deux signaux à une fréquence de \(24f\), \(24\) étant le ppcm de \(8\) et de \(6\). Le signal esclave vert était émis avec une fréquence de \(9f\) et dans ce cas, les signaux à comparer étaient donc ramenés à une fréquence de \(18f\). Le déphasage entre le signal maître et esclave est ensuite affiché sur un cadran du récepteur. Il y a même un dispositif mécanique qui incrémente un compteur à chaque passage d’hyperbole du réseau, ce qui donne in fine la valeur de l’entier \(k\).

Où voir des cartes Decca ?

On peut voir des cartes et des récepteurs Decca au musée Argos, Musée Radiomaritime situé à l’ancienne station Boulogne-radio. Le musée se situe très exactement dans la ville de Le Portel, tout près de Boulogne, à proximité du phare d’Alprech, et d’un blockhaus, un des nombreux vestiges du mur de l’Atlantique 8même si à cet endroit, il s’agit plutôt du mur de la Manche.

Un récepteur Decca

Et suivez ce site pour en savoir plus sur ce système Decca.

Dédicace

Je dédie ce texte à mon père, Louis Huyghe.

Post-scriptum

Je remercie Pierre Baumann pour m’avoir indiqué le site Decca Navigator.
Je remercie tous les bénévoles du musée Argos qui œuvrent pour que perdure la mémoire du « Radio Maritime ».
Je remercie les membres de la rubrique billet pour leur relecture rapide et attentive de ce texte, ainsi que les deux secrétaires de rédaction de IDM.

Vous trouverez plus d’articles et de billets sur la cartographie en général, dans
le dossier du même nom.

Article édité par Vigneaux, Paul

ÉCRIT PAR

Christine Huyghe

Directeur de Recherche CNRS - l'Université de Franche-Comté (Besançon)

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