Quelle est la marge de manœuvre du mathématicien en termes stylistiques et terminologiques lorsqu’il rédige ses travaux ? Commençons par illustrer la question d’une anecdote toute récente.
Dans un travail de recherche entrepris il y a quelque temps avec un jeune collaborateur lyonnais, nous étudions une certaine classe d’espaces topologiques singuliers. L’article sur lequel ce travail a débouché présente en outre une décomposition de ces espaces en un nombre fini de « couches » successives, qui s’agglomèrent les unes aux autres de façon hiérarchisée. Plutôt que de décrire cette structure comme une simple décomposition en union disjointe, nous tâchons de faire preuve de raffinement stylistique en optant pour le terme de stratification, dont les connotations nous semblent refléter avec justesse la situation géométrique rencontrée. L’utilisation de ce terme sans précaution particulière s’est toutefois avéré trop hâtif… et ce qui devait arriver arriva : le rapporteur anonyme de notre article nous presse, avec justesse et bon sens, de répondre à la question : « qu’entendez-vous exactement par stratification ? ».
Cette petite mésaventure suscite quelque réflexion. Les mathématiques constituent par excellence la discipline humaine régulée par un langage univoque. En principe, chaque terme utilisé dans un texte mathématique est doté d’une signification extrêmement précise, faisant référence à des concepts abstraits, pour la plupart inaccessibles au public non initié — citons, à titre d’exemples, les termes fonction continue, espace vectoriel, courbure sectionnelle, représentation linéaire, ou corps de nombres. Voilà sans doute la raison principale pour laquelle la lecture d’un article de recherche mathématique par l’homme de la rue est, dans l’immense majorité des cas, tout simplement impossible. Mais l’univocité d’un texte mathématique est aussi ce qui en rend la lecture très lente et souvent laborieuse, même pour un mathématicien chevronné. Le texte écrit doit permettre au lecteur de guider rigoureusement son esprit sur un chemin étroit et souvent escarpé, et de le contraindre constamment à franchir des goulots sémantiques en suivant, pas après pas, la voie tracée par l’auteur. Or, le langage humain étant par essence pluriel, les possibilités de dérapage ou de glissement de sens sont permanentes !
L’implacable univocité de son langage confère aux mathématiques un caractère quelque peu austère qui, admettons-le, nuit à leur popularité. Qui ne frissonnerait au contact de la glaciale froideur d’un univers rigide, systématique et aseptisé ? Une telle vision est pourtant bien éloignée de la réalité. La recherche en mathématiques est avant tout une aventure humaine passionnante, engendrée par le jeu combiné de l’intuition, des aspirations, du sens esthétique et de la brûlante détermination du chercheur. A cela s’ajoute l’enivrante émulation née des collaborations authentiques, où les contributions de chacun amènent alternativement l’autre à se dépasser. Ces aspects humains fondamentaux qui jalonnent la vie du chercheur ne sont souvent que très partiellement reflétés dans le produit final d’un travail de recherche, à savoir l’article qui expose les théorèmes obtenus et leurs démonstrations. Ils peuvent néanmoins transparaître dans l’exposé d’idées heuristiques ou des motivations sous-jacentes aux théorèmes proprement dits, ou dans les descriptions qualitatives de ses résultats qu’un chercheur inclura éventuellement dans son article. Celles-ci en facilitent d’ailleurs bien souvent la lecture — y compris pour l’auteur lui-même lorsqu’il cherche à se replonger dans ses propres écrits plusieurs années après la rédaction. Ce qui est curieux, c’est que ce type de description « métamathématique », pourtant si profitable à la compréhension, fait très souvent appel à des termes plus ou moins vagues et mathématiquement imprécis — par exemple, les termes structure, rigidité, classification, ou correspondance — allant ainsi à l’encontre de la vérité mathématique proprement dite ! Que l’accès à cette vérité, toute universelle qu’elle soit, puisse être catalysé par des descriptions floues ou subjectives, est peut-être moins surprenant qu’il n’y paraît : l’appréhension d’une idée ou d’un résultat mathématique nouveau relève de la confrontation à un monde conceptuel univoque par un individu dont la nature intime se fonde au contraire sur la pluralité.
Pour en revenir aux stratifications, il est heureux que ce terme ait titillé le rapporteur anonyme de notre article. Sa question nous a amenés à découvrir, en fouillant la littérature, qu’une notion pointue avait déjà été conceptualisée et baptisée stratification plusieurs décennies auparavant, et semblait correspondre parfaitement à l’intuition que nous avions développée sur base de la contemplation de nos propres exemples. Nous avons de la sorte été conduits à tester nos décompositions à la lumière de cette définition ainsi précisée, découvrant alors que l’usage hâtif que nous avions fait du terme en question était justifié dans certains cas, mais pas dans d’autres…
Le truchement du sens nous aura ainsi révélé de nouvelles facettes des objets que nous étudions ; la richesse de leur structure s’en est semblé accrue au fur et à mesure que notre langage s’est précisé et que s’est affinée notre perception. Autant de raisons pour nous de nous réjouir !