Symbole volant

Tribune libre
Publié le 11 novembre 2012

Certains des vers qui représentent le mieux à mon goût l’attitude scientifique envers le monde, ont été exprimés par Baudelaire dans ses « Correspondances » :

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.

Le symbole dont je voudrais vous entretenir m’observait-il ? Je ne sais pas, mais quant à moi, je passai bien du temps à l’examiner.

Je le vis soudain, immobile dans la pénombre, installé sous le plafond. On aurait dit une lettre stylisée. Était-ce un Y ou bien un T ? Mais non car, à le scruter attentivement, de légers filaments perturbaient cette interprétation simpliste. Alors un caractère chinois ? Que venait-il faire perché sous mon plafond ? Ne devais-je pas y conclure que j’y avais en fait une araignée ?

Face à une hypothèse si inquiétante, une idée salvatrice surgit : ce devait être un papillon ! Eh oui, c’était bien cela, comme je m’en assurai du haut d’un tabouret, et comme un zoom dans la photo du logo l’indique :

Papillon bien étrange, filiforme, à la différence de la plupart de ses congénères, petites surfaces volantes.

Intrigué, je fis quelques recherches sur Internet, et je découvris qu’il faisait probablement partie de la famille des Pterophoridae.

Mais quelle famille nombreuse ! Comment l’y retrouver ? Pensez-vous comme moi qu’il s’agit de l’espèce Emmelina monodactyla ? Si c’est le cas, voici à quoi il ressemble, les ailes déployées artificiellement :

Pour moi les papillons étaient avant tout des êtres aux ailes de dimension deux, même si elles pouvaient être parfois bien contorsionnées. Ici l’aspect bidimensionnel des ailes est certes présent, mais seulement en vol, ou bien lorsqu’on lui a fait violence. Au repos elles s’enroulent 2C’est ce que l’on apprend par exemple ici. Je suis curieux de savoir si les ailes sont enroulées aussi dans la chrysalide, ou bien si elles y sont repliées comme chez la plupart des papillons diurnes. en de fins tubes. Et même déployées, on les voit en train de s’effilocher, de se décomposer en une forêt de poils, de se transformer en plumes. Les ailes semblent hésiter ainsi entre la première et la deuxième dimension. Dans la mesure où la structure influence la dynamique, le vol doit sûrement en tirer des caractères étranges. Mais lesquels ? Hélas, je n’eus pas l’occasion de voir ce papillon bouger, et sur Internet je ne trouvai aucune vidéo de lui en vol. Par contre, le lecteur curieux pourra trouver ici et de petits films de ses congénères immobiles.

J’en parle ici en hommage aux humbles serviteurs des sciences que sont les symboles écrits. Comment pourrait-on explorer le monde sans les services qu’ils nous rendent, savamment regroupés dans les calculs ? Ces calculs sont une base expérimentale à partir de laquelle on peut bâtir une intuition fine des phénomènes étudiés.

J’imagine par exemple la sophistication des phénomènes de mécanique des fluides qui se manifestent lors des battements d’ailes de ce papillon : des vagues de tourbillons microscopiques doivent déferler entre les plumes et se mélanger ensuite en un instant. Quelle armée de symboles devrait être convoquée et déployée pour modéliser, puis comprendre cela ! Et pourtant, il vole …

De même, lorsque l’on s’initie à un nouveau domaine, on y découvre d’abord des écritures étranges, symboliques. Vers quoi renvoient-elles ? Petit à petit du sens surgit, des faits épars s’organisent en des rangées de vérités reliées. On peut alors en parler, car une rangée se prête bien à être récitée. Mais en comprenant mieux, les rangées se rassemblent autour d’axes interprétatifs plus amples, qui se regroupent à leur tour en des unités plus vastes, à l’architecture souvent inattendue. Comme certaines ailes de papillon. Qui deviennent alors le symbole du processus de compréhension.

Vole, symbole !

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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