Voici trois notes de lectures hautement subjectives.
À quelques jours d’intervalle, j’ai fort aimablement reçu trois livres que viennent de publier des personnes que je connais et pour lesquelles j’ai beaucoup d’estime. C’est donc avec plaisir que je souhaite vous parler de leurs ouvrages, que je vous recommande tout en précisant donc que je n’ai aucunement la prétention d’être un lecteur impartial.
Le premier est celui de Stella Baruk, Nombres à compter et à raconter (Seuil, 2014), qui présente de la théorie élémentaire des nombres.
Avant de commencer, je souhaite solennellement poser une question aux graphistes des livres de maths : Vous savez que les couvertures qui se résument à des tas de chiffres et/ou de signes mathématiques, on commence à les avoir assez vues ? Voilà. Ils ne me liront pas, mais ça soulage. Venons-en au livre. Il y est question des systèmes de numération (l’auteur propose plutôt « modes de numération », pour des raisons intéressantes) de divers peuples traditionnels, mais aussi de questions ouvertes rigolotes sur les nombres. Il y a plein de récréations intelligentes qui arrivent à renouveler de façon bienvenue un terrain pourtant déjà maintes fois labouré. Avec en passant deux très jolis dessins d’enfants. Comme le style est vivant et le contenu plaisant, je suis même parvenu à oublier la forme choisie, qui est celle d’un dialogue entre une fille qui se fait aider par l’auteur à préparer un exposé de maths. D’habitude, je ne supporte pas ce genre de narration dialoguée, qu’entre autres défauts je trouve puérile et lourdingue. (Si vous pouviez avoir la bonté d’objecter que j’ai utilisé un registre voisin dans certains de mes livres, ça me prouverait que ceux-ci sont un peu lus…) Là, j’ai supporté. Et si l’on traduit les « tu pourras parler de ça dans ton exposé » par des « vous pouvez traiter ça avec vos élèves », le livre se transforme en une mine de situations mathématiques très simples et faciles à utiliser pour les enseignants du primaire ou du secondaire. Comme toujours dans un livre qui brasse autant de sujets différents, il y a de quoi redire ici ou là. (Argh, non il n’y a pas de « nombre de la Bête » dans l’Apocalypse de Jean, mais un « chiffrede la Bête ». À mon avis, du moins.) Il y a aussi une petite faute dans le dessin de la page 117, que je n’aurais sans doute pas vue si l’auteur ne me l’avait pas elle-même montrée en pestant contre celui qui, à la compo, l’a rajoutée à son insu. Mais non, c’est pas bien grave. (Pas grave non plus, mais un poil agaçant : l’autopromo pour le Dictionnaire des mathématiques élémentaires.) Dans cette promenade chez les nombres, on finit par avoir l’impression d’être en train de discuter avec certains d’entre eux, notamment 11 et 37 ce qui est une preuve évidente et objective de bon goût. (Pour moi, 37 évoque avant tout les merveilles du développement décimal de 1/7. Quel est le rapport ? Bon, c’est un peu tordu… à vous de trouver !) Et en découvrant certaines conjectures mathématiques si simples à énoncer, j’ai eu plus d’une fois envie de prendre un crayon et une feuille de papier pour tenter de les démontrer. Je ne l’ai pas fait, parce que je me doute de ce que ça donnerait. C’est qu’on devient parfois un peu désabusé, avec l’âge… Souhaitons que les plus jeunes, ou les moins racornis, n’hésitent pas à se lancer, comme je m’étais lancé moi-même, dans l’insouciance de mon jeune temps, à la résolution de la conjecture de Collatz — sans parvenir à quoi que ce soit, évidemment, mais le but est-il vraiment plus important que le chemin ?
Ayant lu juste après le livre de Robin Jamet, Vous avez dit maths ? (Dunod, 2014), il m’est revenu cette remarque de Jacques Roubaud selon laquelle les mathématiques ont cette propriété remarquable d’être indéfiniment paraphrasables, c’est-à-dire que vous pouvez écrire le même théorème de mille façons différentes.
Roubaud pensait d’abord aux différentes formulations possibles d’un même énoncé, avait aussi en tête la touche unique que peut apporter la personnalité de l’auteur ? Les deux livres traitent parfois des mêmes sujets (nombres triangulaires, crible d’Ératosthène, nombres premiers jumeaux…), et pourtant ils n’ont rien en commun. Alors que Stella Baruk se met en scène comme une enseignante à l’écoute de la façon dont un enfant s’approprie les mathématiques (celui-ci raisonne par association d’idées et produit parfois des traits d’esprit involontaires qui vont à l’occasion bien plus loin que l’anecdote), Robin Jamet, lui, est un montreur de mathématiques à mi-chemin entre le jongleur et le prestidigitateur. Si vous êtes allé un jour au Palais de la Découverte de Paris et que vos pas vous ont conduit jusqu’au secteur des mathématiques, vous l’avez peut-être croisé, avec son énergie et son enthousiasme. Son livre est tellement à son image que durant ma lecture j’ai vraiment eu l’impression de le voir devant moi, exhibant ses bretzels pour en compter les trous avant de se saisir de ses dés mathématiquement truqués puis bondir, après une transition dont il a le secret, sur des marches d’escaliers et compter le nombre de façons de les monter. L’auteur traite de sujets parfois compliqués par saucissonnage en parties indépendantes, un « style fractal » dont on imagine qu’il est directement issu de son expérience de médiateur scientifique, où un sujet doit plaire au public de façon immédiate, ne pas être trop long, ne pas faire appel à des connaissances élaborées tout en disposant quand même d’un certain contenu mathématique, fût-il modeste (et avec presque pas de démonstration). Le livre est plein de dessins bien faits (bravo à l’illustrateur, Rachid Maraï), il se lit avec du papier et des ciseaux et a visiblement été écrit pour transmettre du plaisir autant que des connaissances. On passera donc un bon moment à apprendre comment un tronçon de route supplémentaire peut ralentir la circulation, et à découvrir les permutations des sextines et des quenines. Comment ça, j’en fais trop ? Ah, oui : il faut la petite critique négative, histoire de ne pas avoir l’air d’être trop complaisant. Alors, voyons voyons… ok, j’ai trouvé : l’énoncé du problème des lapins de Fibonacci. Sa formulation manque de fidélité, et c’est un peu dommage parce que le problème dans sa version originale est en fait très réaliste — un point d’autant plus important qu’il s’agit de la toute première modélisation démographique de l’histoire. Voilà, j’ai critiqué : l’objectivité est sauve.
Enfin, j’ai toujours été mortellement jaloux de Didier Nordon et pour mon malheur son dernier livre, Scientaisies (Belin, 2014) ne va pas arranger les choses.
Le célèbre auteur du magazine Pour la Science a une faculté unique d’extraire un suc à la fois drôle et intelligent de la plus petite observation, du jeu du mot le plus banal, de l’événement le plus anodin. Chacun comprendra donc que, au moment de commencer à lire, je me sois fixé comme obligation morale de trouver à tout prix de quoi le démolir. Bon, disons-le : je n’ai pas trouvé. Il n’y a pour ainsi dire que du bien à dire de ce livre. Chaque chronique, d’environ une page, fait l’effet d’une gorgée de bon vin. Une seule à chaque fois, pourrait-on reprocher. L’auteur sème, sème, sème… comme s’il avait la flemme de récolter, en fait. Parmi les graines dont j’aimerais bien m’emparer pour en faire un arbre, il y a cette belle réflexion sur le caractère contestable de l’expression « commettre une (ou plusieurs) erreur(s) », car une meilleure tournure serait de dire « commettre de l’erreur » (p. 89-90). À mon sens, toute étude sur l’erreur devrait intégrer cette réflexion simple et profonde. (Et ça tombe bien, une telle étude me trotte dans la tête depuis quelque temps.) Le reste du livre étant de la même eau, vous imaginez mon énervement et ma jalousie redoublée. Ne trouverai-je donc aucun reproche à faire, au moins pour le plaisir ? Ben… oui, allez, quand même. Il y a ces deux ou trois critiques sur le libéralisme économique ici ou là qui… quoi ? Benoît Rittaud serait un infâme néolibéral mangeur d’enfants ? Tiens tiens… Non, non, la question n’est pas là. Il y a des raisons de critiquer le libéralisme économique, et ce n’est pas le fond d’une telle critique qui m’intéresse. C’est juste que, surtout dans le monde académique qui constitue le lectorat principal de Didier Nordon (et d’Images des mathématiques…), critiquer le libéralisme est quelque chose de banal. Or pour moi, ce qui fait l’intérêt des Scientaisies n’est pas qu’elles disent du vrai, mais de l’original. Bon, ça concerne deux pages, à tout casser. Maigre bilan pour un jaloux.