Trop mathisés ?

Tribune libre
Écrit par Thierry Barbot
Publié le 1 janvier 2009

Dans son billet inspiré par une conversation lors de son voyage en train vers la belle ville d’Avignon, Christian Bonatti a évoqué un moment délicat mais si fréquent dans la vie quotidienne du mathématicien : celui où il révèle sa profession. La réaction, qui peut être variée, n’est jamais d’indifférence, tant le statut de mathématicien qui reste mystérieuse de nos jours, éveille la curiosité. « Mais que que cherchent les mathématiciens ? À quoi servent leurs résultats ? »

Reprenant la belle image de l’étincelle au bout du chemin on peut dire que ces deux questions sont les cailloux dans la chaussure du mathématicien. Non pas qu’il ignore ce qu’il recherche ! Mais expliquer l’objet et la nature des mathématiques avec des connaissances rudimentaires est une véritable gageure qui n’admet pas de réponse à la fois simple, définitive et expéditive. Du reste, apporter des éléments de réponse à ces deux questions est le défi permanent et le thème sous-jacent à « Images des mathématiques ».

Ce n’est donc pas à ces deux questions que je vais essayer de répondre, mais plutôt à celle-ci :

« Quelle est l’image des mathématiques du quidam tout-venant ? ».

Tout d’abord, une obligation de réserve : le quidam tout-venant n’existe pas, ou alors avec une grande variété d’opinions et de connaissances. Mais vous m’aurez compris. Et il n’empêche qu’on peut espérer relever une certaine homogénéité dans les opinions dominantes envers les mathématiques. Et comme je sais où je veux en venir, et qu’il s’agit d’un billet « d’humeur » sans prétention particulière à l’objectivité, je vais exposer mes préjugés sur les préjugés du fameux quidam sans davantage de précaution oratoire.

Je le connais bien le quidam (enfin, je crois), et je sais qu’il a l’habitude d’exposer ses idées au café du coin. Malheureusement, une enquête approfondie sur le terrain ne m’a apporté aucun élément de réponse, en raison de l’extrême rareté du thème dans les débats philosophiques du lieu. Fort heureusement, il existe une version moderne et plus élaborée du café du commerce : le plateau télé.

Il est bien probable qu’en dépit de sa disparition progressive bon nombre d’entre vous aient déjà visionné ce grand moment de solitude, qui, avouons-le, procure un bref (très court pour les plus sérieux d’entre nous) moment d’hilarité. Ensuite, cette décevante performance de notre ministre de l’éducation procure un sentiment d’indignation, mais très vite tempéré par l’observation qu’il est bien courant de perdre ses moyens dans un tel contexte, bien des étudiants vous le confirmeront.

Toujours est-il que l’affaire est intéressante en ce qu’elle révèle du niveau de connaissances mathématiques jugé normal chez un individu adulte et responsable. Notre ministre 2Ainsi que la présentatrice, manifestement aussi peu à l’aise et avouant son besoin d’aide pour l’opération délicate de « division avec la virgule ». illustre à merveille l’idée bien répandue que les subtiles arcanes de la règle de trois ont surtout des vertus pédagogiques, qui à l’ère des calculettes n’ont guère de raison d’être maintenues une fois atteint l’âge adulte et l’époque des contrôles scolaires révolue. Le problème, si problème il y a, c’est qu’une fois tenues ce genre de connaissances comme superflues, il ne reste pas grand chose du bagage mathématique commun à avoir, ce qui est un peu déconcertant dans une nation laïque affichant 85% de réussite au bac, et laisse songeur sur la justesse des analyses statistiques de nos hommes politiques, et promet bien des sujets pour nous autres, les billetistes d’Images des mathématiques.

Au moins, tirons satisfaction du fait que notre ministre reste convaincu des vertus éducatives des mathématiques, alors que d’autres, en Angleterre par exemple, estiment leurs valeurs bien moins importantes que certaines connaissances humaines bien plus primordiales.

Après tous ces constats, faisons-en un autre, peut-être plus personnel et encore moins objectif, mais que mes estimés collègues confirmeront sans doute : il est bien fréquent d’entendre la phrase « J’ai toujours été nul en maths ». Il n’y a aucune honte à afficher cette forme d’ignorance – après tout, bien partagée. Il est quand même surprenant d’afficher ainsi son ignorance sur un sujet dans un pays si féru de littérature, d’art et d’expertise politique. Mais le fait est que le plus souvent, cette phrase soit complétée par l’« excuse » : « J’ai toujours été plutôt littéraire, d’esprit ouvert et créatif ». Diantre ! De là à déduire par un syllogisme erroné que les mathématiques traduisent un esprit fermé et peu créatif, il n’y a qu’un pas qui semble bien fortement suggéré ! Pour ce qui est de l’ouverture d’esprit et de la créativité, je fais confiance aux autres billetistes pour mettre en évidence à quoi s’en tenir. Toujours est-il qu’un préjugé tenace plane sur le mathématicien et ses pratiques douteuses qui, si elles ne rendent pas sourd, sont fortement suspectées de peser lourdement sur ces chances de parvenir à un développement personnel harmonieux.

Pourquoi ces préjugés négatifs sur les mathématiques ?

Voilà donc un préjugé fréquent sur les mathématiques : elles seraient « in-humaines », et tout aveu d’incompatibilité avec leur univers est généralement accueilli avec une mansuétude complice. Mais pourquoi ce parti-pris collectif ? Le « bon sens » suggère plusieurs explications à cette « évidence » :

  • La mathématique est une discipline extraordinairement difficile, accessible seulement aux plus intelligents : voilà une idée reçue très courante, et qui permet d’excuser tout découragement en la matière : si je n’y arrive pas, c’est que je n’ai pas « la bosse des maths » – et donc, que je suis normal. Mais il y a bien des manières d’estimer l’intelligence, si tant est qu’elle se mesure, et je ne perçois pas personnellement parmi mes collègues une moyenne d’intelligence supérieure à la moyenne nationale. Tout au plus peut-être une plus grande culture, dûe surtout à une pratique intellectuelle régulière et intensive ; mais d’autres catégories socio-professionnelles afficheraient sûrement de meilleures performances sur ce critère.
  • Apprendre les mathématiques demande un effort exagérément intense : Toute formation demande effort et un minimum de discipline, et parmi les plus exigeantes en la matière, c’est certainement la vocation sportive, pourtant si prisée et adulée, qui en demande le plus. Est-il alors raisonnable d’invoquer la fuite de l’effort pour expliquer le désistement mathématique ? Ce n’est pas tant l’intensité de l’effort que le type de l’effort qui rebute. Pour ma part, et bon nombre de mes collègues je crois, apprendre les mathématiques a requis bien moins d’efforts que d’autres disciplines, demandant, entre autre, un plus grand travail de mémorisation. La clé de tout apprentissage est surtout de trouver la motivation personnelle pour apprendre, ainsi que la règle du jeu.
  • Les mathématiques sont sans fantaisie et horriblement ennuyeuses : Pour beaucoup, l’expérience mathématique se résume à celle enseignée à l’école. Et effectivement, on n’y voit guère de fantaisie : tout semble tracé dans le marbre, et ne laisse pas de place à l’imagination. Mais cela ne signifie aucunement que les mathématiques en elles-même soient de cette nature : seulement que l’initiation à cette discipline est longue et souvent déroutante, tant qu’on n’a pas saisi son principe et commencé à acquérir une certaine maîtrise. Il en est de même pour bien d’autres pratiques, pourtant elles très appréciées : encore une fois, le sport, qui exige de multiples séances d’entrainement, ou mieux encore, la musique, la maîtrise d’un instrument requérant une pratique assidue et rébarbative, sans compter le solfège et les exercices de gamme.

A vrai dire, l’exemple de la musique est mon préféré pour mettre le doigt sur ce qui, à mon sens, est la véritable raison de l’impopularité relative des mathématiques. La musique est une passion partagée par la plupart de nos contemporains, grands ou petits. Bien sûr, sa beauté est plus facilement accessible que celle des mathématiques. Mais ne souffrirait-elle pas de la même hostilité que celles-ci si elle aussi était une matière obligatoire dans l’enseignement primaire et secondaire ? Qu’en serait-il si, tout au long du parcours éducatif, chaque élève était pressé d’apprendre un instrument, et si elle était la matière-référence, qui serait utilisée comme discipline-étalon pour mesurer la performance scolaire ? À n’en pas douter, à l’âge adulte, elle aussi susciterait un réflexe épidermique de rejet, puisqu’à chaque fois elle raviverait des souvenirs pénibles, voire humiliants pour la majorité qui ne serait pas parvenue à s’investir avec bonheur dans cette pratique. Comment s’étonner qu’une majorité de concitoyens, qui dans les premiers élans de leur pensée mathématique, auront été rabroués à cause de leurs premières maladresses, évalués et jugés sur leurs performances balbutiantes, sans cesse tancés sur leurs défaillances et sermonnés sur l’avantage de réussir leurs études, tout cela sans jamais apercevoir avec clarté le sens de cette discipline, finissent par en garder une impression négative et s’en détourner, pour beaucoup à jamais ? Il n’y a là nul mystère, d’autant plus qu’ils sont confortés dans cette opinion par leurs nombreux « compagnons d’infortune », et qu’ils constatent plus ou moins vite que la compétence mathématique n’est nullement requise pour accomplir une existence plus qu’honorable. En quelque sorte, les mathématiques sont victimes de leur propre triomphe dans l’édifice de l’éducation, comme pierre jugée jusqu’à aujourd’hui et depuis longtemps essentielle.

En conclusion, mon expérience personnelle montre qu’en dépit de ce passé « trop mathisant », après les premières réactions épidermiques évoquées ci-dessus, la plupart de mes chers contemporains ont gardé une curiosité, une fascination pour la magie des mathématiques pour peu qu’on sache trouver les mots justes et qu’on sache transmettre la passion qu’elles suscitent. Ce sont ces mots justes, ainsi que les images évocatrices, qu’« Image des mathématiques » s’efforce de trouver et rassembler, à défaut de pouvoir faire écouter une Symphonie Mathématique.

Que tous les « trop mathisés » se rassurent. Il n’est jamais trop tard pour se remettre de ses premières mauvaises impressions et de goûter au plaisir des mathématiques. Nous caressons l’espoir d’entretenir sur ce site un bon feu de cheminée accueillant d’où jailliront bien des étincelles illuminant nos pauvres petites consciences humaines.

ÉCRIT PAR

Thierry Barbot

Professeur - Université d'Avignon

Partager

Commentaires

  1. Damien Calaque
    octobre 25, 2009
    10h40

    A vrai dire, l’exemple de la musique est mon préféré pour mettre le doigt sur ce qui, à mon sens, est la véritable raison de l’impopularité relative des mathématiques. La musique est une passion partagée par la plupart de nos contemporains, grands ou petits. Bien sûr, sa beauté est plus facilement accessible que celle des mathématiques. Mais ne souffrirait-elle pas de la même hostilité que celles-ci si elle aussi était une matière obligatoire dans l’enseignement primaire et secondaire ?

    Pour aller dans le même sens, j’ai le souvenir de cours de musique au collège où tout le monde allait en reculant. Le « quidam » aime écouter (entendre ?) de la musique, sans pour autant la pratiquer.