Un, deux, trois … six !

Tribune libre
Écrit par Stéphane Lamy
Publié le 3 mai 2009

Mon fils Naoki (3 ans en mars dernier. Sur la photo, c’est celui qui a un bob) applique ces temps-ci deux méthodes pour compter les objets. La plus naturelle pour lui consiste, dès qu’il est confronté à plus de 4 objets, à utiliser la méthode du titre : 1, 2, 3…6 ! Le six final (point d’exclamation inclus) signifie j’imagine « beaucoup », voire « beaucoup beaucoup ». La seconde méthode, lorsqu’on lui fait comprendre que la première n’est pas celle uniformément adoptée par le reste du monde, consiste à dire : 1, et 1, et 1, et 1, et 1… ce qui est inattaquable sur le pur plan logique, mais n’est, convenons-en, guère pratique.

Quand je dis que la façon de compter de Naoki n’est pas celle du reste du monde, j’ai sans doute au moins deux fois tort (notez comme le métier de billettiste commence à rentrer : en relevant mes imprécisions volontaires, je coupe l’herbe sous le pied de ceux qui voudraient clamer que je raconte n’importe quoi). D’une part, sans doute que tous les enfants de cet âge comptent plus ou moins de cette façon. D’autre part, il semble que cela soit un lieu commun de l’anthropologie que parmi les sociétés primitives on constate souvent l’absence de système de numération. Considérez par exemple cette note de monsieur Letourneau, au bulletin de la société d’Anthropologie de Paris (1886), et en particulier la phrase finale : « Cette manière de voir se trouve confirmée par le mode de numération des tribus australiennes les plus arriérées. Ces tribus, ne comptant pas au-delà de deux, se contentaient de dire deux + deux + deux, etc. ».

Certes le terme « arriérées » nous fait aujourd’hui un peu sursauter (notez mon « primitives », déjà plus politiquement correct). Cependant je comprends la bienveillance paternaliste de monsieur Letourneau ; elle n’est finalement pas très éloignée de mon sentiment de père mathématicien professionnel face à son fils faisant ses premières armes avec les trois premiers nombres entiers. Mais soudain, dans un complet renversement de perspective, j’imagine une entité quasi-omnisciente qui avec commisération me considérerait, moi, en train de débattre avec mes problèmatiques de recherche. Cela me fait songer que dans les tentatives de démocratisation des mathématiques (mais pas sur l’excellent site « images des mathématiques » bien sûr !) sont souvent mis en avant les aspects ludiques, ainsi que les applications clinquantes aux « nouvelles technologies ». Ces deux axes du message publicitaire occulte toujours les dimensions transcendante, mystique, voire effrayante, des mathématiques.

Pour tenter d’éclaircir mon propos je voudrais mettre en parallèle deux de mes (re)lectures récentes, a priori sans grand point commun : « Symmetry and the Monster » et « At the Montains of Madness ». Le premier ouvrage 2M. Ronan, Symmetry and the Monster, Oxford University Press, 2006 est écrit par le mathématicien Mark Ronan ; il s’agit d’une introduction accessible (mais disponible seulement en anglais) aux groupes finis simples, où en particulier nous est contée la singulière histoire de la découverte des groupes dits « sporadiques ». Le second titre est une longue nouvelle écrite par H.P. Lovecraft dans les années 30 (« Les montagnes hallucinées » en VF) ; dont voici résumée l’histoire en une phrase. Une équipe de géologues (de l’Université de Myskatonic bien sûr) partie explorer l’Antarctique découvre, au delà d’une immense chaîne de montagnes, les ruines d’une antique civilisation, ainsi que les restes congelés de quelques-uns de ses monstrueux occupants, qui se révèlent bientôt n’être pas si morts qu’on serait en droit de l’imaginer. Ceux qui veulent en savoir un peu plus pourront consulter la page Wikipédia adéquate (Non, je ne conseille pas de lire la nouvelle. Pour tout dire, si d’aventure vous en étiez arrivé à ce stade de votre existence sans jamais avoir lu un livre de Lovecraft, voici mon conseil : continuez comme ça, vous ne connaissez pas votre bonheur).

Les groupes finis simples sont aux groupes ce que les nombres premiers sont aux entiers : des briques élémentaires que les mathématiciens, les ayant mis en évidence, cherchent à classifier (que signifie classifier ? cela signifie disposer d’une façon qui permette de mieux comprendre). Il se trouve qu’il est possible de définir de façon assez naturelle des familles infinies (18 paraît-il, mais je ne suis pas spécialiste de ces questions) où nos groupes finis simples viennent se ranger de façon à peu près harmonieuse. C’est un peu comme si on avait 18 sortes de nombres premiers différents ; un peu compliqué certes, mais on serait néanmoins satisfait si ce n’était que certains groupes finis simples (26 paraît-il) ne se rangent dans aucune de ces familles naturelles : ce sont les groupes « sporadiques ».

Je trouve l’existence de ces quelques groupes exceptionnels particulièrement dérangeante, je ne saurais mieux dire qu’elle me laisse la même désagréable sensation que la lecture de Lovecraft. J’imagine ces 26 groupes sporadiques comme autant de sommets isolés, hostiles à toute vie, avec les silhouettes massives des Monts de Janko, Conway et Fischer ne parvenant pas à masquer l’incroyable Everest qu’est le Monstre, avec ses plus de \(8.10^53\) éléments… Et je pose la question : maintenant que ces paysages inhospitaliers ont été mis à jour, est-il bien raisonnable de chercher à s’introduire dans l’antique cité qu’ils abritent afin d’en percer les inimaginables secrets ?
Ceux qui auront lu la page Wikipédia ci-dessus mentionnée savent que l’un des géologues, fuyant la cité des Anciens, « jeta un œil en arrière et vit quelque chose qui lui fit perdre instantanément l’esprit et qu’il refusa par la suite de décrire ».

Les Mathématiques ne se réduisent pas à une activité récréative, ni à une boîte à outils pour créateurs de gadgets technologiques. Elles sont ce que l’Univers a de plus ancien à nous léguer, et nous explorons leurs mystères à nos risques et périls.

ÉCRIT PAR

Stéphane Lamy

Professeur - Université Paul Sabatier, Toulouse 3

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