Un langage nécessaire pour raisonner et prouver en mathématiques

Tribune libre
Écrit par Denise Grenier
Publié le 6 octobre 2017

L’expression de la pensée mathématique nécessite un langage spécifique : des mots portant des significations précises sont indispensables pour définir les concepts, et les rendre opératoires pour « faire des mathématiques ». Si certains de ces mots sont créés pour un usage mathématique, beaucoup sont issus de la langue naturelle et leur usage n’est pas toujours adéquat.

Dans le discours quotidien, beaucoup de nos phrases sont construites avec les conjonctions de coordination « et » et « ou », avec des « si… alors… », « donc », avec des « tout » ou « aucun », ou encore l’adverbe « non » ou l’expression « ne … pas » pour les formes négatives. Tous ces termes sont repris pour désigner des concepts de la logique mathématique, avec des significations propres qui peuvent être différentes de celles du langage naturel. Voici un exemple.

Considérons les deux phrases suivantes : « Dans cette gare, tous les guichets sont fermés un jour de la semaine » et « Dans cet hôpital, tous les médecins sont en congé un jour de la semaine ». Les structures de ces deux phrases semblent identiques, mais leurs contextes vont probablement conduire à des interprétations raisonnables différentes : si on peut supposer que la gare est fermée un jour donné (par exemple le dimanche, comme c’est le cas de celle du campus à Grenoble), on hésitera à penser qu’il y a un jour de la semaine sans médecin à l’hôpital. On pourrait les réécrire ainsi : « Dans cette gare, il y a un jour où tous les guichets sont fermés ». « Dans cet hôpital, tous les médecins ont un jour de congé dans la semaine ». Il y a alors une inversion de l’ordre des deux adjectifs « tous » et « un », qui correspondent aux quantificateurs logiques « quel que soit » et « il existe ». Cette inversion est fondamentale, puisqu’elle conduit à deux interprétations différentes de la phrase.

Il y a aussi des situations où l’interprétation d’une phrase en logique mathématique va à l’encontre de celle de la logique « naturelle ». Donnons un autre exemple.
Un père dit à son enfant : « Si tu manges ta soupe, [alors] tu auras un dessert ». L’enfant comprend (sauf si c’est un logicien en herbe !) que s’il ne mange pas sa soupe, il n’aura pas de dessert. Et c’est bien ce que le père a voulu lui dire – en accord avec une conception « positive non contraignante » de l’éducation. Cependant, la structure logique « si… alors… » sous-jacente à cette phrase n’aura pas ce sens là en mathématique : elle dirait non seulement que si l’enfant mange sa soupe, il aura droit à son dessert, mais aussi que l’enfant peut avoir un dessert même s’il ne mange pas sa soupe ! Or la phrase dite par la père sera très majoritairement interprétée, dans la vie quotidienne, comme un « si et seulement si », ou tout au moins confondue avec sa réciproque : « Si tu ne manges pas ta soupe, tu n’auras pas de dessert. »

Ces deux exemples montrent bien qu’il est nécessaire de « nettoyer » les mots courants de leurs significations inappropriées pour le concept mathématique qu’ils vont désigner. Et l’intérêt de ce travail va au-delà de l’apprentissage des mathématiques : en précisant la signification des mots et les règles de composition et d’articulation logique entre eux, les discours dans la vie courante deviennent eux aussi plus clairs et les risques d’interprétations erronées diminuent. De plus, le second exemple – et il y en a bien d’autres ! – montre qu’on ne peut pas construire les concepts logiques sur les seules phrases de la vie courante (pas de problème d’incompréhension entre le père et le fils, même si c’est contraire à la logique mathématique).

Du point de vue des programmes officiels d’enseignement, deux objectifs ambitieux sont annoncés dès le cycle 4 (B.O. 2015) : « comprendre, s’exprimer en utilisant les langages mathématique, scientifique et informatique ». Ils sont repris tout au long du cursus secondaire. Au lycée, la logique mathématique est un enjeu d’apprentissage central. Il s’agit en particulier de « distinguer les principes de la logique mathématique de ceux de la logique du langage courant » et de « distinguer implication mathématique et causalité ». Nous avons vu sur les deux exemples précédents que cela ne va pas de soi. Il en est ainsi des notions logiques de proposition, variable, connecteur (et, ou, non, si… alors) et quantificateur(quel que soit, il existe). Ainsi, toute phrase – même bien construite – n’est pas une proposition au sens mathématique, il faut pour cela qu’elle soit « bien formée » : elle ne dépend pas de l’interlocuteur et on peut décider si elle est vraie ou fausse, directement dans le cas d’une proposition close, ou en attribuant des valeurs aux variables libres qu’elle contient dans le cas d’une proposition ouverte. Le « ou », le plus souvent exclusif dans la langue naturelle, est inclusif en mathématique. Le « si.. alors » en mathématique ne marque ni temporalité ni causalité : AB, qui peut se lire « si A alors B », A et B étant des propositions, est une implication stricte qui est vraie dès que A est fausse, et dont la vérité n’a aucun rapport avec sa « réciproque ». La négation de « tout » n’est pas « aucun ».

Cependant, pour réaliser ces objectifs d’apprentissage de la logique mathématique, la seule traduction d’une phrase dans un langage formel se révèle insuffisante, la compréhension du « sens mathématique » sous-jacent est complexe. Des chercheurs didacticiens et des formateurs se sont penchés sur ces questions. Leurs travaux sont disponibles dans des thèses (Ouvrier-Buffet 2003, Deloustal 2004, Gandit 2008, Mesnil 2014), des articles pour les enseignants (Durand-Guerrier 1999, Grenier 2012, 2015 & 2017, Hache 2015, Gardes, Gardes & Grenier 2016), et dans un ouvrage collectif du groupe « Logique » de la commission nationale inter-IREM lycée (en cours). L’objectif général de ces recherche est de montrer la nécessité d’un langage spécifique pour l’apprentissage des mathématiques, en analyser la complexité, et élaborer un « savoir de référence » pour l’enseignement de la logique, du primaire à l’université.

Pour « faire des mathématiques », il faut savoir argumenter, conjecturer, prouver. Pour cela, les mathématiques se sont donné un ensemble d’axiomes, de définitions et un langage précis, et on ne peut pas vraiment évaluer une argumentation ou une démonstration sans eux. Dans la vie quotidienne, l’argumentation a pour objectif d’emporter l’adhésion à une affirmation ou une idée. Mais cela ne veut pas dire qu’une idée « contraire » est fausse, il peut s’agir d’opinions différentes que l’on ne peut ni nier ni prouver. Dans la pratique mathématique, pour qu’une phrase soit une proposition, elle doit pouvoir être formalisée, et on doit pouvoir dire si elle est vraie ou fausse en s’appuyant sur les axiomes ou les théorèmes d’une théorie. Une proposition mathématique n’est reconnue comme vraie que si elle est démontrée.

Pour apprendre à « faire des mathématiques », les « situations de recherche pour la classe », (SiRC) construites et étudiées par l’équipe de recherche « maths à modeler » (Grenier & Payan 1998) et le groupe « Logique et raisonnement » de l’IREM de Grenoble (brochure SiRC 2016), conduisent naturellement les élèves à s’exprimer pour expliquer leur démarche expérimentale, débattre d’une conjecture, se mettre d’accord sur la validité d’un exemple ou d’un contre-exemple, se convaincre mutuellement de la validité de leur solution. D’autre part, leurs résolutions conduisent à différents types de preuves, accessibles pour certaines dès la fin du primaire : faire l’exhaustivité des cas, exhiber un exemple – pour démontrer qu’ « il existe un pavage » dans des problèmes de pavages de polyminos, exhiber un invariant pour réfuter l’existence d’une solution sans énumérer tous les cas particuliers – recherche de chemins hamiltoniens sur une grille, ou encore utiliser un raisonnement par récurrence – pour justifier qu’on a bien toutes les solutions dans la situation « n carrés dans le carré », etc.

En conclusion, le passage de la logique naturelle à la logique mathématique n’est pas un continuum, même si on peut s’appuyer sur l’intuition lorsque celle-ci est compatible avec les besoins de l’argumentation. L’enseignement doit donc prendre en charge les spécificités des notions et des règles du raisonnement mathématique. La pratique de ces notions et règles est nécessaire pour les comprendre et accéder au sens du langage formel. En mettant les élèves en petits groupes pour « résoudre un (vrai) problème mathématique », on favorise naturellement les échanges argumentatifs et le débat, ce qui permet de réaliser la nécessité d’un langage mathématique spécifique.

Bibliographie

  • DELOUSTAL-JORRAND V. (2004) Étude épistémologique et didactique de l’implication en mathématique. Thèse de l’université Joseph Fourier (en ligne).
  • DURAND-GUERRIER V. (1999) L’élève, le professeur et le labyrinthe. petit x 50, 57-59 (en ligne).
  • GANDIT M. (2008) Étude épistémologique et didactique de la preuve en mathématiques et de son enseignement. Une ingénierie de formation. Thèse de l’université Joseph Fourier (HAL).
  • GARDES D., GARDES M.-L., GRENIER D. (2016) État des connaissances des élèves de Terminale S sur le raisonnement par récurrence. petit x 100, 67-98.
  • GRENIER D (2017) La notion de répétition, obstacle épistémologique à la construction du concept de récurrence ? Collection « Du mot au concept ». Presses universitaires de Grenoble.
  • GRENIER D. (2015) De la nécessité de définir les notions de logique au lycée. Repères-IREM 100, 65-83 (fiche Publimath).
  • GRENIER D. (2012) Une étude didactique du concept de récurrence. petit x 88, 27-47 (en ligne).
  • GRENIER D., PAYAN Ch. (1998) Spécificités de la preuve et de modélisation en Mathématiques Discrètes. Revue de didactique des mathématiques 18.1, 59-100, éd. La Pensée Sauvage, Grenoble.
  • Groupe « Logique, raisonnement et SiRC » (2016) Situations de recherche pour la classe. Expérimenter, conjecturer et raisonner en mathématiques, éd. IREM de Grenoble.
  • HACHE Christophe (2015) Pratiques langagières des mathématiciens. Une étude de cas avec « avec ». petit x 9527-43 (en ligne).
  • OUVRIER-BUFFET C. (2003) Construction de définitions / construction de concept : vers une situation fondamentale pour la construction de définition en mathématiques. Étude épistémologique et didactique de la définition. Thèse de l’Université Joseph Fourier (HAL).
  • MESNIL Z. (2014) La logique : d’un outil pour le langage et le raisonnement mathématiques vers un objet d’enseignement. Thèse de l’Université Paris-Diderot (HAL).

Post-scriptum

Ce texte appartient au dossier thématique « Mathématiques et langages ».

Article édité par Jérôme Germoni.

ÉCRIT PAR

Denise Grenier

Enseignant-Chercheur - Institut Fourier de l'Université Joseph Fourier, Grenoble.

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Commentaires

  1. Frederic Line
    octobre 9, 2017
    12h27

    Il s’agit en particulier de « distinguer les principes de la logique mathématique de
    ceux de la logique du langage courant »

    La logique classique ne s’applique qu’aux mathématiques.

    Il faut renoncer dans les cours à donner des exemples pris dans la vie quotidienne même si
    c’est traditionnel depuis Aristote et même si Leibniz ou Lewis Caroll le faisaient. Donc des nombres et
    des points et plus rien qui concerne Socrate ou les parapluies.

    La logique adaptée à la vie quotidienne est plutôt une logique modale, la logique temporelle par exemple,
    et encore ça reste à vérifier.

    Signalons sur ce sujet l’opinion de M. René Cori (voir les commentaires de l’article).

    http://images.math.cnrs.fr/ Ces-fic…

    Notons au passage que la logique applicable aux algorithmes n’est pas non plus la logique classique.

    Bonne chance aux enseignants 🙂