Un résultat de recherche : séparer deux Cantor dynamiques

Tribune libre
Publié le 13 janvier 2009

0. Expliquer des maths, sans tricher, chiche ?

Dans mon premier billet, je vous parlais de ma voisine dans le train, et de ma réponse à la question traditionnelle « qu’est-ce que vous faites dans la vie ? », suivie de près par la question plus difficile encore « qu’est-ce qu’on peut bien chercher encore en mathématiques ? ». Ma réponse était bien sûr superficielle, comme peut l’être une conversation avec une personne rencontrée au hasard du voyage. Mais vous, vous n’êtes pas ici par hasard ! Certainement vous êtes peu ou prou sensibilisés aux Maths. Alors je me risque à un autre exercice périlleux, auquel s’est déjà risqué François Beguin. J’aimerais vous présenter un résultat de recherche récent et difficile. Pas un truc ad hoc pour divulgation, ni une curiosité rigolote.

Pendant un an, toutes mes conférences ont été précédées d’un transparent posant le problème aux spécialistes mondiaux, en leur disant que c’était une des questions majeures de mon sujet. En effet, les spécialistes des questions similaires ne regardaient pas cette question précise, et ceux qui, comme moi, se heurtaient à cette question n’avaient pas l’habitude de manier les outils nécessaires. Cette année, un (encore) jeune chercheur brésilien, Carlos Gustavo Moreira, connu sous le surnom de Gugu, a résolu la question. Sa solution a fait l’objet cet automne d’un cycle de 3 conférences de 2 heures, qui n’ont pas suffi à mettre au propre tous les détails de la preuve, mais ont quand même permis d’en donner une image convaincante.

Je pourrais donner une idée de la preuve, mais seulement si on me le demande !!! (les commentaires peuvent servir à cela !). Ici, je vais juste vous présenter l’énoncé. Les motivations pourront faire l’objet d’un autre billet, là encore si on me le demande !!! S’il ne faut surtout plus que j’écrive des billets comme celui-ci, vous pouvez également réagir !!!

1. Ensemble de Cantor Dynamique

Pour énoncer le résultat, je dois d’abord dire ce qu’est un « ensemble de Cantor dynamique ».

On considère deux intervalles fermés \(I\) et \(J\) de \(]0,1[\), disjoints, et une application \(f\) dont le domaine de définition est l’union de \(I\) et de \(J\). On suppose que :
– la restriction de \(f\) à \(I\) est une fonction bijective de \(I\) sur \([0,1]\), dérivable, de dérivée continue et strictement plus grande que \(1\) (ou strictement plus petite que \(-1\)),
– la restriction de \(f\) à \(J\) est elle aussi une fonction bijective de \(J\) sur \([0,1]\), dérivable, de dérivée continue et \(> 1\) (ou \(< -1\)).

On considère les compositions successive de \(f\) : on montre assez facilement que le domaine de définition de l’itéré \(n\)-ième, \(f^n\), est formé de \(2^n\) intervalles compacts disjoints ; chaque composante de ce domaine contient exactement deux composantes du domaine de l’itéré suivant \((n+1)\)-ième. Cela est du au fait que la restriction \(f^n\) à une composante de son domaine de définition est une bijection continue strictement monotone entre cette composante et \([0,1]\).
Le domaine de définition de \(f^(n+1)\) consiste alors en l’union des pré-images par \(f^n\) des intervalles \(I\) et \(J\).

Notons \(K(f)\) l’intersection des domaines de définition de \(f^n\), pour tous les entiers \(n\) positifs. C’est l’ensemble des points dont aucun itéré ne tombe en dehors de l’union de \(I\) et de \(J\).

On reconnaît là la construction classique de l’ensemble de Cantor \(C\) : vous savez, l’ensemble \(C\) obtenu à partir de \([0,1]\) en effaçant le tiers du milieu et en effaçant ensuite indéfiniment le tiers du milieu des composantes restantes. Pour être explicite, on peut voir \(C\) comme l’ensemble des nombres de \([0,1]\) qui admettent un développement infini décimal en base \(3\) (donc avec des chiffres \(0\), \(1\) et \(2\)) qui ne contient pas le chiffre \(1\).

On peut montrer qu’il existe une bijection croissante de la droite réelle \(R\) telle que l’image de \(K(f)\) soit précisément \(C\). On dit que \(K(f)\) est l’ensemble de Cantor dynamique engendré par \(f\).

2. Petites perturbations

Voici la question, d’abord de façon informelle:

Question : Etant donnés deux ensembles de Cantor dynamiques \(K(f)\) et \(K(g)\), existe-t-il des petites perturbation \(h\) et \(l\)  de \(f\) et \(g\) telles  que  les ensemble \(K(h)\) et \(K(l)\)  soient disjoint ?

Pour préciser la question, il faut dire ce que l’on entend par « petite perturbation » :

Fixons nous une taille de perturbation, c’est-à-dire un nombre  \(a> 0\). Soit \(r\) un entier naturel.

Définition :  On dira que \(h\) est une \(a\)-petite perturbation de \(g\) pour la topologie \(C^r\),  si \(h\) a le même domaine de définition que \(g\) et si en tout point \(x\) de ce domaine de définition,  on a :

\[|g(x)-h(x)|< a,  |g’(x)-h’(x)|< a,  … ,|g^{(r)}(x)-h^{(r)}(x)|< a\]
où \(g^{(r)}(x)\) représente la dérivée à l’ordre \(r\) de \(g\) en \(x\).

(Cela n’a de sens que si l’application g était r fois dérivable).

3. Séparer deux ensembles de Cantors dynamiques

On sait, depuis un fameux résultat de S. Newhouse (1968), qu’on ne peut pas séparer les Cantor dynamiques par des perturbations \(C^2\) petites :

Théorème : Il existe des Cantor dynamiques \(K(f)\) et \(K(g)\), définis par des applications \(f\) et \(g\)  de classe \(C^2\),  et \(a >0\) , tels que l’intersection de \(K(h)\) avec \(K(l)\) est non-vide si \(h\) et \(l\) sont des \(a\)-petites perturbations de \(f\) et \(g\)  pour la topologie \(C^2\).

Demander qu’une perturbation soit \(C^1\)-petite, c’est moins restrictif que \(C^2\)-petite. On oublie le contrôle de la dérivée seconde ! Le théorème que je voulais vous présenter s’énonce

Théorème (Gugu) : Etant donnés deux ensembles de Cantor dynamiques \(K(f)\) et \(K(g)\), étant donné \(a>0\), il existe une \(a\)-petite perturbation \(h\) de \(g\) pour la topologie \(C^1\) telle que les ensemble \(K(h)\) et \(K(f)\) soient disjoints.

Comme je vous le disais en introduction, il ne s’agit pas d’un résultat facile. Celui qui voudrait se mesurer à la preuve pourrait d’abord montrer ce résultat pour des petites perturbations en topologie \(C^0\) (c’est à dire qu’on ne controle pas la dérivée des applications perturbées).C’est « beaucoup plus facile » … pour les spécialistes.

ÉCRIT PAR

Christian Bonatti

Directeur de recherche - CNRS - Université de Bourgogne

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