Des personnes aux intérêts variés pourront trouver un peu de bonheur grâce à un pavé jeté par Marcel Berger dans la mare de ceux qui pensent qu’à l’âge où les ordinateurs aident à faire de belles images, il n’est plus nécessaire d’enseigner la géométrie.
Au milieu de la dernière décennie du siècle passé, en flânant un jour dans Paris, je suis entré dans une épicerie plutôt sombre, à l’aspect suranné. Cela ressemblait plus à un musée sans ressources qu’à un magasin se proposant d’allécher ses clients : les murs étaient couverts de jolies boites d’antan, hélas poussiéreuses, serrées les unes contre les autres. Au fond de ce musée, dans la pénombre, se trouvait le vendeur, absorbé visiblement par quelque chose d’important. En fait tellement absorbé que j’ai été vivement intrigué, et que je me suis approché pour voir ce qu’il faisait.
Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu’il étudiait, crayon à la main, un livre contenant des formules compliquées ! J’ai osé le distraire de sa concentration, en lui demandant ce qui le captivait tellement. « Oh, un livre de physique… je veux juste comprendre pourquoi la lumière et l’électricité, c’est la même chose ». Et il me montra la couverture du livre : il s’agissait de l’un des tomes du fameux cours de physique de Richard Feynman.
Je bavardai un peu avec lui, et j’appris qu’il n’avait plus suivi de cours scientifiques depuis le lycée, mais que certaines grandes découvertes le fascinaient, et qu’il essayait de les comprendre, lentement, à son rythme. Mené visiblement par une curiosité que tout enseignant rêverait de voir chez ses élèves.
En repassant par là-bas quelques années plus tard, je n’ai plus trouvé l’épicerie. Peut-être avait-elle fait faillite, car porté par le souci d’augmenter ses lumières, l’épicier avait oublié de mettre en lumière ses produits, et n’eut plus finalement de quoi payer l’électricité.
Depuis, je me suis toujours demandé quels textes mathématiques pouvaient aussi tenir en haleine des gens qui n’avaient plus suivi des cours de science depuis le lycée, sans être des recueils d’énigmes, mais en allant au cœur des grands problèmes de recherche. À l’époque j’en connaissais un : « Geometry and the Imagination », de David Hilbert et Stephan Cohn-Vossen, paru en 1932 en allemand 4Le titre original est « Anschauliche Geometrie ». La traduction anglaise date de 1952.. Un fabuleux voyage intuitif dans le pays de la géométrie, se voulant une présentation de certains de ses plus beaux objets, et de ses principaux domaines de recherche.
Et voici que Marcel Berger publia en 2009 aux éditions Cassini un pavé de 973 pages 5Et 1503 grammes !, intitulé « Géométrie vivante ou L’échelle de Jacob », qui se veut un continuateur de l’esprit du livre de Hilbert et Cohn-Vossen. L’auteur essaye de décrire cet esprit dès l’introduction :
Il semble que la géométrie soit apparue pour beaucoup d’une importance toute relative dans l’ensemble des mathématiques. La réalité est tout autre : le langage de la géométrie, les métaphores géométriques, ont investi par le biais des mathématiques modernes l’ensemble des mathématiques. […]
Pour Alain Connes, « un géomètre est [quelqu’un] qui a suffisamment de vision pour pouvoir créer suffisamment d’images mentales qui lui permettront de traiter des problèmes de mathématiques variés ». Car « le difficile, l’essentiel, en mathématiques, c’est de créer assez d’images mentales pour que le cerveau puisse fonctionner ».
[…] nous suivons la démarche inaugurée par le livre absolument remarquable de Hilbert et Cohn-Vossen […], qui remplissait ce besoin d’une culture géométrique à la fois moderne et facilement abordable. Ce livre, dont nous espérons avoir été dignes, demandait un analogue actuel. Cela n’a pu être possible qu’au prix d’un gros accroissement de dimension, vu la croissance exponentielle des résultats mathématiques […].
Toujours dans l’introduction, nous lisons l’explication suivante du titre de l’ouvrage (les termes en caractères gras ont été soulignés par moi) :
De nombreux problèmes de géométrie, d’apparence simple, que l’on peut présenter de façon très intuitive, ont en commun une ou plusieurs des propriétés suivantes :
- il sont toujours non résolus, ou ils n’ont été résolus que récemment, après des efforts considérables ;
- pour être bien compris (et éventuellement résolus en tout ou partie), ils ont nécessité la création de concepts et d’outils d’un degré d’abstraction variable, mais bien supérieur à celui de leur énoncé ;
- les outils mathématiques utilisés pour les résoudre ont été conçus dans de tout autres buts.
Dans cet ouvrage, nous présentons toute une série de problèmes de cette nature, en montrant pourquoi des notions abstraites nouvelles ont été nécessaires pour les résoudre, et comment elles interviennent successivement dans la solution. Ce sont ces notions conceptuelles construites chacune « au-dessus » de la précédente et permettant de s’élever dans l’abstraction, qu’illustre, avec ses barreaux, l’image de l’échelle de Jacob 6Voici les extraits de la Bible qui se trouvent en exergue de l’Introduction : « Jacob eut un songe : et voici, une échelle était posée sur le sol et son sommet touchait au ciel, et voici, sur elle des anges de Dieu montaient et descendaient, et au haut se tenait Yahvé » (Genèse, 28.12, 28.13). « Jacob s’éveilla de son songe et dit : “En vérité, Yahvé est en ce lieu et je ne le savais pas”… Levé de bon matin, il prit la pierre qui lui avait servi de chevet, il la dressa comme une stèle et répandit de l’huile sur son sommet » (Genèse, 28.16, 28.18).. […]
Nous n’omettons pas de mentionner les problèmes toujours ouverts, « ouverture » qui peut paraître étonnante a priori, mais qui l’est moins quand on comprend la somme d’efforts et de progrès conceptuels qu’il a fallu pour résoudre des problèmes similaires. Ces problèmes classiques font l’objet de recherches toujours actives, en même temps que l’avancée des mathématiques en suggère constamment de nouveaux. Ainsi, la géométrie élémentaire se trouve-t-elle toujours bien vivante, au cœur des travaux de nombreux mathématiciens contemporains.
Afin d’illustrer la manière dont Berger grimpe à l’échelle de Jacob, je choisis les fragments suivants de la section II.6, présentant le « résultat de géométrie de l’espace ordinaire qui l’a le plus marqué dans sa vie avec, pour dire vrai, le théorème de Poncelet sur les coniques » :
Il s’agit des cercles dits de Villarceau […]. On considère un tore de révolution et on le coupe par des plans bitangents à l’intérieur : l’ahurissant est que la section se compose toujours de deux cercles. […] ces cercles « exotiques » sont des loxodromies du tore, ils coupent les méridiens selon un angle constant, le double de leur angle à leurs points de rencontre. Quitte à être très personnel, votre auteur, alors âgé de seize ans, fut tellement abasourdi qu’il tint absolument à scier un anneau en bois pour vérifier le théorème. […] Puis, en classe préparatoire, il apprit la démonstration éclair et profonde que voici. Le tore contient l’ombilicale […] comme ligne double, mais un plan bitangent le coupe suivant une courbe qui a deux points doubles (aux points de contact). D’où finalement pour cette courbe section quatre points doubles ; mais comme elle est de degré quatre, elle est décomposée en deux coniques […], qui sont donc des cercles.
Bien sûr, les pages qui précèdent cet extrait expliquent ce qu’est l’ombilicale, pendant une grimpée à l’échelle de Jacob ayant comme but de mieux nous faire comprendre le monde des cercles. Et cela, comme partout ailleurs, illustré à profusion.
Ce va-et-vient le long de l’échelle se reflète aussi dans le contenu de l’index. En effet, on y découvre des objets ou des êtres concrets : des abrasifs, des balles de golf, des dominos, des engrenages, des fakirs, des galets, des kayaks, des lampions, des pandas, des saucisses, des tambours ou des voiles. Ainsi que des êtres mathématiques qui les éclairent de plus haut sur l’échelle : des anti-caustiques, des brachistochrones, des cyclides, des formes modulaires, des matroïdes, des octonions, des ombilics, des patchworks, des réseaux isospectraux, des séries de Fourier, des voisinages tubulaires ou des zonotopes.
Il y a des choses à déguster dans ce pavé pour tous les amoureux de géométrie :
- Les artistes pourront se laisser séduire par les innombrables illustrations — quasiment une par page !
- Les lycéens et les étudiants découvriront une ample vue des mathématiques, et cela leur donnera peut-être envie de faire plus tard de la recherche. Et pourquoi pas de résoudre l’une des nombreuses questions ouvertes qui jalonnent le livre ?
- Les enseignants s’y ressourceront, ou trouveront des idées pour illustrer leurs cours.
- Les chercheurs auront la joie de pouvoir se promener dans un paysage bien plus vaste que celui de leur spécialité.
Mais s’y promener serait aussi des plus utiles pour tous les décideurs qui pensent qu’à présent, le développement de l’imagerie informatique rend inutile l’enseignement de la géométrie.
Quant aux épiciers, je leur déconseille en fait ce livre : tout comme pour les cours de Feynman, y entrer menacerait fortement leur commerce !
Post-scriptum
Je tiens à remercier André Bellaiche, qui m’a fait découvrir ce livre en avant-première, en me proposant d’être relecteur de l’un de ses chapitres.
18h47
Je me permets de citer les références de ce livre, l’auteur ayant omis de le faire.
Je note au passage que le prix est très élevé (quoique cette affirmation mérite d’être tempérée au regard du nombre de pages). J’apprécierais pour ma part que l’auteur nous donne un avis plus précis sur le public auquel s’adresse ce livre : « aux intérêts très variés », soit, mais quel est, d’un part le niveau de technicité requis, d’autre part le niveau de culture mathématique à partir duquel l’ouvrage sera pour l’essentiel du déjà-vu ?
Les références :
Géométrie vivante ou L’échelle de Jacob [Broché]
Marcel Berger (Auteur)
Prix conseillé : EUR 70,00
* Broché : 974 pages
* Editeur : Cassini (15 septembre 2009)
* Collection : Nouvelle Bibliothèque Mathématique
* Langue : Français
* ISBN-10 : 2842250354
* ISBN-13 : 978-2842250355
21h14
Bonjour,
Et merci pour les références éditoriales précises, qui seront, j’en suis
sûr, utiles à certains lecteurs. J’avais juste placé un lien vers la page de
la maison d’édition, sur laquelle la couverture du livre est facilement visible.
Quant aux lecteurs potentiels, j’avais cru en dire suffisamment à la fin de
mon article. Mais pour répondre à votre question, le niveau de technicité
requis pour comprendre TOUTES les explications et TOUTES les preuves
esquissées est au moins celui d’un thésard en géométrie. Par contre,
les ÉNONCÉS de quasiment tous les théorèmes sont compréhensibles
par toute personne ayant appris les maths du lycée. Car le livre ressemble,
disons, à un ouvrage illustré sur l’architecture, que l’on peut apprécier sans
avoir suivi des études d’architecture.
Je pense que l’ouvrage sera « pour l’essentiel du déjà vu » pour très peu de
personnes. Car, même si on comprend les objets, les histoires racontées à
leur sujet sont très rapidement insolites pendant la grimpée à l’échelle.
Je vais donner juste un exemple. En partant du théorème affirmant que
si un ensemble fini de points dans le plan réel vérifie le fait que chaque
droite joignant deux d’entre eux passe par un troisième, alors ils sont
tous alignés (répondant à une question de Sylvester), et du fait que ceci
est faux dans le plan complexe (comme le montre l’ensemble des 9 points
d’inflexion d’une cubique lisse), on apprend qu’un ensemble fini de points
vérifiant cette propriété dans un espace projectif complexe est
nécessairement contenu dans un plan complexe (répondant à une question
de Serre). Bien sûr, la démonstration est juste esquissée (page 54), mais on
apprend à quel point elle utilise des maths sophistiquées (inégalité sur les
nombres de Chern des surfaces algébriques, conséquence d’un théorème
de Yau) et des références précises sont données pour le lecteur ayant les
connaissances nécessaires pour la décortiquer. Mais un lycéen peut
néanmoins apprécier les énoncés et rêver à ces espaces « complexes » de
dimension arbitraire, ou à la jolie configuration des points d’inflexion d’une
cubique, reproduite page 53.
Bref, le public-cible est celui qui aime la géométrie, les vastes paysages et
la culture générale, et non seulement la technique et les preuves parfaitement
ficelées.